Après avoir présenté la succession des chapitres de l’ouvrage de Jacques Monod Le hasard et la nécessité1, entrons dans le détail de l’argumentation que développe l’auteur dans son essai.

La question n’est pas nouvelle mais pour autant jamais épuisée : le monde est-il tenu d’exister ? En s’émancipant des conceptions religieuses de la nature, la science s’est trouvée très tôt confrontée à l’alternative suivante :

  • Soit l’Univers est créé par hasard et son évolution est tout aussi contingente : dans ces conditions comment expliquer qu’il soit régi par des lois, sachant que celles que l’homme découvre ne peuvent qu’être approximatives et imparfaitement établies ;

  • Soit l’évolution de l’Univers est le résultat prévisible de l’application à son état initial, pour peu qu’on le connaisse, des lois de la nature ; autrement dit il obéit à la stricte nécessité, au déterminisme absolu ; et dans ce cas, toute liberté est abolie et devient un leurre.

Voulant sortir de cette alternative jugée stérile, l’essai de Monod entend donc affirmer qu’un lien est possible entre hasard et nécessité. Le choix du titre de l’essai paru en 1970 n’est donc pas un slogan de libraire.

Nous ferions cependant injure à son auteur en qualifiant ce lien de dialectique. Car si l’essai est très documenté et servi par une argumentation rigoureuse, il est aussi polémique : contre des conceptions qui ont constitué les « péchés mignons » de la biologie et contre le matérialisme dialectique de Marx et Engels en particulier. Le contexte de la parution de l’essai et les combats menés par Monod expliquent en grande part ce parti pris. Pour rappel, Jacques Monod, né dans une famille aux idées communistes (voir ici Jacques Monod, un biologiste dans le siècle2), se détache de cette idéologie face au désastre du système soviétique, tout en continuant à se réclamer de la gauche et à souhaiter un « socialisme à visage humain ».

La discussion est structurée autour de deux axes. D’abord, la contradiction apparente entre les propriétés caractéristiques du vivant et le postulat d’objectivité de la science, abordée dans le présent article. Ensuite l’articulation entre le hasard et la nécessité, qui fait l’objet de l’article à suivre.

Trois caractéristiques des êtres vivants

Monod définit les trois caractéristiques des êtres vivants de la façon suivante :

  • L’invariance reproductive (ou invariance génétique, ou invariance « tout court »). Elle est évidente : c’est la faculté d'auto reproduction presque à l’identique qui assure l’invariance au sein de l’espèce, sa conservation. Une machine construite par l’homme, si perfectionnée soit-elle, ne peut donner naissance directement et d’elle-même à d’autres machines. L'auto reproduction fidèle n’interdit cependant pas de menues variations entre les organismes, expliquées depuis par la génétique.

  • La morphogenèse autonome. Également intuitive, cette propriété est la faculté de l’être vivant à construire et à maintenir ses structures sans intervention extérieure. Si des facteurs externes peuvent infléchir à la marge le développement de l’embryon et du jeune, voire toute l’ontogenèse de la naissance à la mort (i.e. les maladies, l’apprentissage), force est de constater qu’un œuf se développe spontanément, selon un plan préétabli : celui de Grenouille ne donnera pas un Bœuf pas plus qu’un Moineau, quelles que soient les conditions du milieu !

  • La téléonomie. C’est la propriété la plus délicate à présenter. Elle se distingue de la téléologie. Celle-ci est un autre nom donné au finalisme ou explication par la cause finale, qui considère que le processus vital est orienté vers la réalisation d’un état futur par cette forme définitive elle-même, qui en constitue son but, son projet. La téléonomie est, plus subtilement, le caractère d’un être dont la loi d’organisation manifeste ce but, ce projet. Le processus téléonomique ne se déroule pas pour autant en vertu d’un but, d’une cause finale, même s’il en donne l’impression. En fait, il réalise un programme. Il est donc déterminé par la séquence des états par laquelle le programme (nous dirions aujourd’hui l’algorithme) le fait passer.

Le vivant et la machine

Pour accentuer son propos, Jacques Monod se risque à une comparaison entre le vivant et la machine, celle-ci étant ici la calculatrice (nous dirions aujourd’hui l’ordinateur), de plus en plus performante et qui ne laisse pas de nous étonner. image host

Leur seul point commun est la présence d’une mémoire et la faculté d’exécuter un programme. La « machine intelligente » produit certes une sorte de pensée, immatérielle et, de nos jours, assez prodigieuse, mais ne produit pas la matière dont elle est constituée. Elle n’a pas à proprement parler de « corps », à la différence des objets naturels, comme le soulignait récemment le philosophe et mathématicien Daniel Andler (2023) dans sa réflexion sur l’intelligence artificielle.

Comme l’explique en effet Monod, le vivant fabrique son propre corps en incorporant les nutriments issus du milieu, tandis que la machine en est incapable, quels que soient les prodiges de son soft, son intelligence. Les matériaux qui constituent la machine sont au contraire assemblés par son fabricant, ici l’être humain. Des trois propriétés des êtres vivants, la téléonomie est de loin la plus originale. On sait en effet, et Monod le rappelle, que les cristaux du règne minéral manifestent, dans une bien plus faible mesure, des phénomènes proches de l’invariance et de la morphogenèse autonome. En outre, la morphogenèse autonome s’apparente plus à un mécanisme qu’à une propriété.

L’organisme vivant est donc un « appareil téléonomique » qui, obéissant parfaitement aux lois de la physique, a pour projet de « conserver et reproduire la norme structurale » (Monod, 1970, p. 32). D’où la contradiction épistémologique que souligne Monod entre ce caractère téléonomique des êtres vivants et le postulat d’objectivité qui fonde la science moderne. Ce postulat d’objectivité, établi indirectement par Galilée (1564-1642) et Descartes (1596-1650) via le principe d’inertie qui mit fin à la physique d’Aristote, exprime le

… refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance ‘’ vraie ‘’ toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de projet. (Monod, 1970, p. 32)

Pour résoudre cette contradiction, Monod suggère de mettre un ordre entre les deux propriétés fondamentales.

Si la téléonomie précède l’invariance, alors on est revenu au finalisme, et à sa suite à toutes les conceptions, religieuses ou non, développées à propos du vivant et que Monod a réduites aux thèses vitalistes et animistes (voir ici Monod 183) vivement critiquées par lui.

En revanche, lorsque l’invariance précède la téléonomie, on peut comprendre comment le raffinement progressif des structures vivantes, autrement dit leur évolution, peut être le produit de perturbations contingentes (laissées au hasard) opérant obligatoirement (par nécessité) sur des objets capables de conserver ce hasard, donc déjà dotés de la propriété d’invariance. (Monod, 1970, p. 37)

Addendum lexical

Pour une meilleure compréhension des concepts utilisés, voici les définitions qu’en donne le célèbre biologiste et historien de la biologie Ernst Mayr (2006), co-fondateur de la « théorie synthétique de l’évolution ».

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Notes

1 3 Monod 18 : l’essai ‘‘Le hasard et la nécessité’’.
2 Jacques Monod, un biologiste dans le siècle.
4 Voir ici Buffon, le moule intérieur dans la nutrition et Buffon, le moule intérieur dans la génération.

Bibliographie

Andler, D., (2023), Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme, Collection NRF Essais, Gallimard.
Monod, J., (1970), Le hasard et la nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil.
Mayr, E., (2006), Après Darwin La biologie, une science pas comme les autres, Dunod.