Après avoir présenté l’unique essai publié par Jacques Monod en 1970, en marge de ses travaux scientifiques (voir Monod 161), et après avoir brossé le tableau de l’histoire des conceptions du vivant (voir ici Monod 17 Le vivant, énigme ou mystère ?2), il convient d’entrer plus en détail dans le contenu de ce livre. Dans Le hasard et la nécessité, Jacques Monod revient sur toutes les questions philosophiques et scientifiques autour du vivant, par une discussion dont le fil suit l'enchaînement rigoureux de ses neuf chapitres.
Sous le titre exact de chacun d’eux, voici un aperçu succinct de leur contenu.
Chapitre 1 : d’étranges objets
A partir d’une comparaison entre les objets naturels et artificiels, Monod souligne le paradoxe apparent que constitue l’existence des êtres vivants parmi les objets naturels : leur adaptation à des fonctions qui signent un projet. Par exemple, l’œil, à l’instar de l’appareil photographique (artefact humain), sert à capter la lumière et à former des images : l’un et l’autre accomplissent la même performance. Or l’appareil photo est fabriqué par l’être humain quand l’œil est une structure naturelle. Cela marque le caractère téléonomique des êtres vivants, à savoir leur faculté de réaliser et poursuivre un projet. Il soulève, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde. Deux options sont alors possibles :
soit la téléonomie est première et oriente les autres propriétés du vivant ;
ou bien elle est une propriété secondaire, dérivée de l’invariance reproductive, autre nom donné à la faculté d'auto-reproduction des êtres vivants.
Ce chapitre énonce le choix de l’auteur en faveur du deuxième énoncé, et la suite va s’employer à en fournir la démonstration.
Chapitre 2 : vitalismes et animismes
Toutes les conceptions, d’inspiration religieuse ou philosophique, ayant tenté de rendre compte de l’étrangeté du vivant, ont péché par le fait de se placer dans le parti pris animo-vitaliste. Ces conceptions sont alors classées par Monod, dans un registre assez personnel, en vitalismes et animismes. Il distingue :
un vitalisme métaphysique, notamment celui du philosophe Henri Bergson (1859-1941), qui postule un « élan » propre à la matière vivante expliquant la construction du vivant autant que son évolution,
opposé à un vitalisme scientiste qui admet que le vivant nécessite des principes complétant les lois de la physique.
De même il différencie :
l’animisme primitif dans lequel les objets naturels (lune, soleil, montagnes, fleuves, …) sont dotés d’un projet au même titre que les vivants,
des animismes plus modernes tels qu’ils apparaissent chez Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), jésuite paléontologue et philosophe, ou même chez Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895), les célèbres fondateurs du « matérialisme scientifique » ayant servi de support au communisme politique moderne.
Chapitre 3 : les démons de Maxwell
Assimilées à des machines chimiques très perfectionnées, les protéines sont un peu les nouveaux démons de Maxwell (1831-1879), physicien écossais ayant unifié électricité et magnétisme. Elles sont censées être dotées de fonctions cognitives par leur capacité de reconnaissance élective de certains motifs moléculaires. Toutefois, le fonctionnement des protéines obéit parfaitement au second principe de la thermodynamique, et nul ajout ou principe supplémentaire n’est nécessaire pour en rendre compte. La conformation spatiale de la protéine ménage en effet des sites de reconnaissance et d’action : c’est la stéréospécificité, laquelle résulte directement de la séquence des acides aminés (voir ici Jacques Monod et sa protéine fétiche3).
Chapitre 4 : cybernétique microscopique
La performance individuelle de chaque protéine, bien que déjà fort élaborée, ne suffit pas pour assurer le métabolisme cellulaire. Il faut coordonner toutes les actions des protéines. Appliquant au niveau microscopique la logique de la cybernétique (voir ici Monod 10 Quand la biologie devient moléculaire, Biologie et théorie de l’information4) telle que la biologie l’avait déjà appliquée à l’échelle macroscopique, Monod passe en revue les principaux « modes régulatoires » attachés à une classe d’enzymes qu’il a particulièrement étudiée : les enzymes allostériques. Celles-ci ont la
propriété de reconnaître électivement un ou plusieurs autres composés [que le substrat naturel] dont l’association avec la protéine a pour effet de modifier, c’est-à-dire, selon les cas, d’accroître ou d’inhiber son activité à l’égard du substrat. (Monod, 1970, p. 78)
C’est un premier niveau de régulation déjà très efficace, auquel s’ajoutera la régulation au niveau des gènes.
Chapitre 5 : ontogenèse moléculaire
Les propriétés stéréospécifiques des protéines expliquent la faculté, longtemps restée mystérieuse, de morphogenèse (construction des formes, des structures) spontanée et autonome, caractéristique de la machine biologique, et dont est dépourvu l’artefact (objet fabriqué).
Si de nombreuses énigmes restent à élucider dans l’ontogenèse (genèse de l’être), des faits expérimentaux appuient cette explication au niveau microscopique : dissociées, les protéines constitutives de certains organites cellulaires se réassocient spontanément ; il en est de même pour les virus. Il ne reste qu’à extrapoler ce processus à la formation de la cellule et à l’association des cellules en tissus et en organismes pluricellulaires.
En somme, la construction de la machine vivante n’est qu’une épigenèse (voir ici Buffon : le moule intérieur dans la génération5), c’est-à-dire l’expression de l’information, nécessaire et suffisante, contenue dans la structure primaire des protéines, elle-même codée par l’ADN.
Chapitre 6 : invariance et perturbations
Remontant à l’opposition dans la pensée occidentale entre le philosophe grec Platon (-428/427 – -348/347) qui postule l’existence de formes immuables et invariantes par essence, et son aîné Héraclite (vers -576 – vers -480) pour qui l’univers n’est que mouvement et évolution, Monod prend délibérément un certain parti pour l’option platonicienne, même s’il en reconnaît le caractère idéologique et les limites. Pour lui, l’autre attitude a conduit à la dialectique de Hegel puis au matérialisme dialectique de Marx, dont Monod est un farouche opposant.
De la bactérie à l’homme, la machinerie chimique de la cellule est essentiellement la même. Et cette invariance a pour origine l’information contenue dans la séquence des nucléotides de l’ADN. Or le vivant évolue, ce qui constitue un autre paradoxe, puisque tout l’appareil vivant est fait au contraire pour conserver l’existant tel quel.
Sauf à considérer que cette évolution est inscrite d’emblée dans le vivant comme un principe propre, ce à quoi se refuse Monod, le hasard prend alors tout naturellement sa place sous la forme des accidents de réplication de l’ADN. Aussi convient-il de bien distinguer entre le hasard « opérationnel » (comme dans le lancer d’un dé) et le hasard « essentiel », celui des « coïncidences absolues » à l’œuvre dans les perturbations du message génétique.
Chapitre 7 : évolution
L’accident de réplication de l’ADN, imprévisible, fruit du hasard essentiel, va être mécaniquement et fidèlement répliqué, puis traduit. La sélection opère alors sur ces produits du hasard. Monod ne manque pas de souligner le génie du naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882), lanceur de la théorie moderne de l’évolution, lequel ignorait tout de la génétique et des mécanismes liés à l’ADN, dont l’existence, la structure et le rôle ne furent découverts qu’au XXe siècle.
L’évolution est un processus nécessairement irréversible, définissant une direction dans le temps, en conformité avec le second principe de la thermodynamique. Les agents de la sélection ne sont pas seulement les conditions du milieu extérieur. À mesure que s’élève le niveau d’organisation et donc d’autonomie à l’égard du milieu, c’est le comportement qui oriente la pression de sélection. Ce qui peut expliquer notamment l’apparition du langage articulé et l’évolution de l’homme. Monod reprend ici les fondamentaux de la Théorie synthétique de l’évolution telle qu’elle fut bâtie à partir des années 1930, dans sa version « ultra-darwinienne ».
Chapitre 8 : les frontières
Ce chapitre évoque les deux frontières de la connaissance biologique : le problème des origines, et la connaissance du système nerveux central. Soulignées au moment de la rédaction de l’ouvrage, on peut considérer qu’elles demeurent de nos jours.
Sur le problème des origines, si l’on peut, y compris par la voie expérimentale, reconstituer les étapes les plus probables de l’évolution prébiotique (avant l’apparition de la première forme de vie) ayant donné naissance aux premières macromolécules, on bute sur l’énigme de l’origine du code génétique. Depuis la parution de l’ouvrage célèbre de Monod, des spéculations nouvelles appuyées sur l’expérience ont fait avancer cette question.
Au-delà des difficultés méthodologiques et éthiques de l’étude du système nerveux central, chez l’homme comme chez les animaux, Monod rejette l’empirisme radical consistant à considérer les éléments du comportement comme innés ou acquis, exclusivement. Ce qui est appris est guidé selon un programme inné, génétiquement déterminé, donnant ainsi raison à Descartes (1596-1650), mathématicien et philosophe français, et à Emmanuel Kant (1724-1804), philosophe allemand. Parmi les nombreuses énigmes qui entourent le fonctionnement du cerveau, Monod retient la capacité de simulation subjective, source du royaume infini des idées.
Chapitre 9 : le Royaume et les ténèbres
Dans ce dernier chapitre au ton parfois prophétique, Monod établit un parallèle entre l’évolution biologique et l’évolution culturelle. L’auteur étend le modèle de l’évolution darwinienne du vivant à la culture, considérant, à l’instar d’autres auteurs, que l’héritage culturel fonctionne comme l’héritage génétique. Le chapitre donne lieu à des considérations diverses. Monod y dénonce pêle-mêle le risque d’un eugénisme spontané dû à l’endogamie (mariages au sein du même groupe restreint) dans l’élite intellectuelle, tout en alertant sur les dangers de dégradation génétique dus à l’arrêt de la sélection naturelle dans les sociétés modernes.
S’étonnant de ce que le postulat d’objectivité à la source de la science moderne ait mis si longtemps à émerger, il attribue cette lenteur à la puissance des mythes fondateurs, en partie innés et fruits de l’évolution de l’humanité au titre d’avantages évolutifs en termes de cohésion sociale du groupe et d’apaisement de l’angoisse individuelle.
Il regrette enfin que si la science a conquis sa place par sa performance, elle n’ait pas vraiment conquis les âmes ; il dénonce le mensonge, dans les sociétés libérales comme dans les sociétés d’inspiration marxiste, qui consiste à vouloir se servir de la science sans la respecter ni la servir. Il en appelle à la définition d’une éthique de la connaissance qui, sans confondre connaissance et valeurs, doit néanmoins assumer le choix du postulat d’objectivité de la science comme valeur première. Il promet à l’homme un réveil de son rêve millénaire pour découvrir sa solitude et son étrangeté. En même temps il appelle de ses vœux la naissance d’un nouvel idéal socialiste :
L'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. (Monod, 1970, p. 195)
En somme
La discussion minutieuse de l’essai apparaît avant tout comme une critique en règle :
contre toute forme de vitalisme qui décrète la coupure radicale entre vivant et non vivant ;
contre les spiritualistes qui défendent l’idée d’un projet transcendantal (divin) pour expliquer la création ;
contre l’organicisme ou holisme, l’auteur assumant le réductionnisme bien qu’il se défende de la vision qui en fut promue par le positivisme ;
contre le marxisme ou matérialisme dialectique qui reprend peu ou prou la thèse néo-lamarckienne.
Comment dans ces conditions apprécier, à sa juste mesure, la réflexion philosophique de l’auteur ? En avançant plus à fond sur l’argumentation qu’il développe dans son essai.
Notes
1 Monod 16 : la philosophie naturelle de la biologie moderne.
2 Monod 17 : intermède, le vivant, énigme ou mystère ?.
3 Jacques Monod et sa protéine fétiche.
4 Monod 10 Quand la biologie devient moléculaire, Biologie et théorie de l’information.
5 Buffon : le moule intérieur dans la génération.
Bibliographie
Monod, J., (1970), Le hasard et la nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie, Seuil.















