Pasteur est presque au sommet d’une célébrité bien assurée grâce à ses multiples travaux et succès, entre autres, sur les fermentations, la maladie du ver à soie et surtout la vaccination contre la maladie du charbon qui décimait le bétail. Il lui manque pourtant la consécration. Avec la rage, c’est l’humain qui va entrer en scène, et la lui apporter. Non sans aviver, s’il en était encore besoin, la critique que lui firent bon nombre de médecins, tout juste condescendants envers ce chimiste qui s’était mêlé de biologie, de médecine et d’hygiène. Avec la rage, Pasteur ouvre surtout le chantier de l’immunologie, discipline qu’il ne crée pas mais qui ne cessera de se développer après lui, apportant l’éclairage théorique qui lui avait manqué.

L’article précédent a relaté la saga qui fait la célébrité de Pasteur, avec ses injections antirabiques largement médiatisées bien au-delà de la France. Pourtant, l’agent infectieux se dérobe à son microscope, et il est impossible de le mettre en culture comme un « vulgaire » bacille. Du reste, le virus rabique ne fut concrètement identifié qu’en 1960. Or au XIXe siècle, le terme virus n’a pas encore le sens actuel d’être inframicroscopique (pour le microscope optique) et désigne indifféremment tous les microbes alors connus. Signalons incidemment que la biologie actuelle se trouve face à une nouvelle énigme, avec la mise en évidence de virus « géants » et de bactéries nanométriques, mais c’est une autre histoire.

Dans un moment où la médecine peine encore à accepter totalement la cause microbienne des maladies infectieuses, l’enjeu est d’importance pour les pastoriens. Il faut trouver un moyen de cultiver ce virus, qualifié de filtrant car il ne semble pas arrêté par les filtres les plus fins qui pouvaient à cette époque être fabriqués, notamment le fameux mis au point par Chamberland.

Une rage expérimentale ?

Avec la rage, ce n’est pas la première fois que Pasteur est confronté à un microbe indétectable à la vue microscopique ni à la culture. Dans la péripneumonie bovine, un vétérinaire belge avait réussi un procédé similaire à la variolisation de Jenner, en prélevant dans les poumons de l’animal infecté un liquide injecté ensuite dans la queue des animaux que l’on voulait immuniser. Intrigué, Pasteur tenta en vain d’identifier le microbe, et il abandonna. Ce sont le médecin Émile Roux et le vétérinaire Edmond Noccard qui y parvinrent en 1898, Pasteur n’était plus de ce monde. Mais cette expérience, comme toutes les autres, sera instructive pour Pasteur.

En 1879, le professeur Pierre-Victor Galtier qui exerce à l’Ecole vétérinaire de Lyon soutient que le virus rabique ne siège que dans la salive. Il s’oppose au docteur Henri Duboué, interne des hôpitaux de Paris pour qui l’agent morbide parcourt les nerfs pour gagner le bulbe rachidien avant de rediffuser par d’autres nerfs. Pasteur devra départager ces deux hypothèses.

Mais pour l’heure, il est informé en décembre 1880 par Marie Lannelongue du décès à l’hôpital Trousseau (alors nommé Sainte-Eugénie) d’un enfant de cinq ans, mordu au visage un mois plus tôt. Pasteur prélève de la bave et du mucus sur cet enfant et les inocule à des lapins, suivant la méthode inaugurée par Galtier en 1879. Curieusement, les lapins sont morts en à peine 36 heures. L’autopsie confirme : l’analyse bactériologique du liquide séreux trouvé dans les poumons révèle des microbes en forme de 8. Pasteur vient de mettre en évidence la bactérie responsable de la pneumonie, le pneumocoque. Ce dernier ne peut pourtant pas être candidat à l’origine de la rage : non seulement le délai de la mort est bien trop court pour une rage des lapins, mais sa présence apparait dans la salive tant chez des malades que chez des personnes saines.

Autre difficulté : comment trancher entre l’hypothèse salivaire et l’hypothèse nerveuse quand aucun microbe n’apparaît sous le microscope et qu’aucune culture n’est en mesure de le multiplier ? Pasteur a du mal à se résoudre à dépendre du bon vouloir d’une morsure enragée ne produisant pas son effet à coup sûr, lequel peut se faire attendre des semaines ou des mois. La rue d’Ulm est habituée à des résultats rapides et sans confusion. Aussi l’équipe pastorienne tente-t-elle de relever le défi et parvient, en mai 1881 surtout grâce à Roux, à un protocole d’inoculation caractéristique du laboratoire : de la matière cérébrale de l’animal enragé est déposée à la surface des méninges d’un animal d’expérience sain, dont le crâne a été trépané. Les premiers symptômes se déclarent en une à deux semaines, et la mort intervient environ un mois après l’infection.

Une rage expérimentale vient d’être inventée, ou disons plutôt perfectionnée par rapport à celle inaugurée par Galtier, infirmant au passage l’hypothèse salivaire de ce dernier et corroborant l’hypothèse nerveuse. Or à cette date on est en pleine affaire du charbon. Aussi Pasteur espère-t-il obtenir, sur le modèle du vaccin anti charbonneux, un virus atténué pour préparer un vaccin, malgré l’invisibilité du virus rabique. Car Pasteur en est convaincu, la rage est une maladie infectieuse, et il faut tirer parti de la plus mince des sciences pour en développer des applications, c’est devenu son crédo :

L’homme de science ne dédaigne rien de ce qu’il peut découvrir dans le champ de la science pure, mais la foule, que terrifie la pensée seule de la rage, demande autre chose que des curiosités scientifiques. Combien ne serait-on pas plus intéressé par la connaissance de virus rabiques qui seraient, au contraire, atténués dans leur virulence. On aurait l’espoir de créer des virus rabiques-vaccins, comme nous l’avons fait pour le virus du choléra des poules, du microbe de la salive, du mal du rouget des porcs.
(cité par Debré, 1995, p. 450)

Or, comment atténuer un virus invisible ?

En pratique, on sait à cette époque qu’il existe deux formes de rage : la rage mue dite aussi rage paralytique, qui affecte la moelle épinière ; et la rage furieuse qui touche le cerveau, expliquant l’apparente hydrophobie manifestée par l’enragé, sensible au miroitement des liquides. Lorsqu’on inocule, rien ne permet de prévoir si l’on aura l’une ou l’autre. C’est une autre difficulté.

Pour la variole, Jenner avait tiré parti du cow-pox ou vaccine, maladie proche de la variole mais non mortelle . Rien de tel n’existe pour la rage. Toutefois, le fait que la virulence de la rage s’exprime de façon différente selon l’espèce animale constitue une piste que Pasteur va mettre à profit. Il faut préciser qu’entre 1881 et 1883, Pasteur œuvre en parallèle sur la fièvre jaune et le choléra. Son échec sur ce dernier l’amène à se concentrer sur la rage. Il note à l’été de 1883 dans son cahier d’observation que de deux lapins infectés à l’identique, l’un est enragé au bout de 13 jours et l’autre est toujours sain quatre mois après. La durée d’incubation demeure fortement variable entre les individus. Comment saura-t-on qu’on a obtenu un virus atténué si aucune réaction ne se produit chez l’inoculé ? Peut-être que l’inoculat ne contenait pas de virus vivant ? Tout cela complique la tâche.

Pasteur se décide à inverser la démarche : produire d’abord du virus de virulence plus forte. On mesure le degré de virulence à la durée de l’incubation : ils sont dans un rapport inverse, plus l’incubation est courte et plus le virus est agressif. Rappelons brièvement ici la polémique qui avait opposé Pasteur à Koch au sujet de la virulence et de l’atténuation des microbes : les deux savants étaient au moins d’accord sur un point, le fait que la virulence est potentialisée par le transfert du microbe d’animal à animal.

Remplaçant la fiole de verre, le lapin devient donc le milieu vivant de la culture du virus rabique. C’est coup double : on cultive le virus in vivo, tout en faisant passer le virus de lapin à lapin. Au terme de très nombreux essais, l’équipe pastorienne est parvenue à réduire la durée de l’incubation. À la 21ème inoculation de lapin à lapin, l’incubation dure 7 à 8 jours, et ce de façon stable. Le virus est devenu très virulent, ce qui est mis en évidence en le testant sur le chien. Augmenter la virulence du virus, on y est donc. Mais à présent il faut l’amoindrir. C’est la transmission au singe qui lui en fournit l’occasion. Inoculé avec un virus passé au singe, le chien apparaît réfractaire à la maladie : le virus semble donc bien atténué cette fois et confère néanmoins la protection. Le vaccin est né, enfin presque.

Ce sont Adrien Loir et Eugène Viala qui assurent les opérations. Au terme de nombreux essais sur le chien, en diversifiant les méthodes d’infection (broyats de nerfs ou de glandes salivaires, dépôt sur la dure-mère comme pour les lapins, introduction par voie sanguine ou sous la peau), l’équipe pastorienne est parvenue en février 1884 à rendre réfractaires à la rage 83 chiens. Stimulé par son célèbre exploit de Pouilly-le-Fort, Pasteur envisage de le rééditer pour la rage, se heurtant à des difficultés qui le feront renoncer.

Touche-t-on au but ? Le résultat obtenu sur le chien est certes intéressant, mais inapproprié pour une méthode de vaccination à grande échelle : il n’y a pas d’utilité à vacciner massivement les chiens et autres mammifères domestiques vue la faible incidence de la maladie. Et il est encore plus impensable de vacciner la population contre une maladie qui ne s’attrape que de façon accidentelle et qui reste très occasionnelle. Sans compter les risques que ferait courir cette prévention massive encore mal maîtrisée. Pourtant Pasteur sent bien que, sans passage à la vaccination humaine, toutes ces recherches n’auront guère de retentissement et la notoriété de son laboratoire en subira les conséquences, pour s’être égaré dans une voie anecdotique, pendant que son concurrent allemand Koch et d’autres à sa suite se sont lancés dans la collection des microbes et dans la lutte contre des maladies autrement plus dangereuses. Or des cas de rage humaine se présentent de temps en temps. C’est l’occasion ou jamais. La suite va montrer comment l’équipe de Pasteur y est parvenue, non sans qu’une virulente dissension apparaisse en son sein.

Références bibliographiques

Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographies, 1995.
Michel Morange, Pasteur, Gallimard, 2022.