14 octobre 1965. Le prix Nobel de physiologie ou médecine est attribué à François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod pour leurs travaux sur l’opéron lactose. De quoi s’agit-il ? Un peu de patience. Car si ce prix n’est pas la moindre des consécrations, les recherches de Jacques Monod ont reçu et recevront d’autres gratifications, en même temps que l’homme jouit d’une notoriété certaine auprès des milieux scientifiques et d’une réelle célébrité dans le grand public. A quoi tout cela est-il dû ?

Né à Paris le 9 février 1910, Jacques Lucien est le fils d’Hector Lucien Monod et de Charlotte Todd Mc Gregor. Celle-ci vient d’une famille américaine fortunée, issue du clan écossais Mc Gregor. Son père est artiste peintre, homme de gauche, engagé au Parti communiste français dès sa fondation en 1920. En apparence, rien ne prédestinait Jacques aux sciences, puisqu’il obtient son bac dans la série Philosophie, qui plus est à la session de rattrapage de septembre 1928, au lycée Carnot de Cannes, ville où la famille a emménagé en 1917. Si la série Philo est la voie naturelle pour un fils de bonne famille, Jacques se passionne pourtant pour l’observation de la nature, en même temps qu’il apprend le violoncelle. Il a du reste bien failli faire une carrière de musicien. Un temps alpiniste chevronné, il s’est plus tard consacré à la voile. Le parfait portrait de l’homme complet, qui aura même écrit dans les années 1960 une pièce de théâtre où il brocarde les académiciens de l’Académie des sciences.

Carrière scientifique : l’ascension continue

Après le bac, il revient à Paris où il obtient en 1931 sa licence ès Sciences naturelles à la Sorbonne, avant de préparer un doctorat. En août 1929 il avait effectué son premier séjour à la station de biologie marine de Roscoff, en Bretagne, où il fit la connaissance d’André Lwoff. En 1930 il était pris comme assistant stagiaire à la faculté de Strasbourg et participait en 1934 à une expédition au Groënland à bord du Pourquoi pas ?, le navire du commandant Charcot. Cette même année il devenait assistant zoologiste titulaire à la Sorbonne. A cause de la guerre, il ne soutiendra sa thèse qu’en 1941, laquelle porte sur le matériel qu’il étudie alors : les infusoires Ciliés, l’une des branches des Protozoaires (animaux unicellulaires). Entretemps, il s’était rendu, en 1936-1937, au Cal Tech, le célèbre California Institute of Technology, où il sera marqué à la fois par les travaux du généticien Thomas Morgan et par l’organisation de la recherche scientifique aux États-Unis. Nous verrons au fur et à mesure des articles de cette série comment toutes ces graines vont germer, jusqu’à l’éclosion du prix Nobel et bien plus par la suite.

L’accélération de sa carrière scientifique s’opère juste après la Seconde Guerre Mondiale : en 1945 il entre à l’Institut Pasteur dans le service du professeur Lwoff auprès de qui il travaillera désormais sur la bactérie intestinale Escherichia coli. Devenu à son tour chef de service en 1953, il est chargé l’année suivante de créer le service de biochimie cellulaire, discipline inconnue au bataillon traditionnel des facultés des sciences de l’époque. En 1957 il débute sa collaboration avec François Jacob. Le puzzle se met en place. Encore quelques honneurs mérités : 1955, l’Académie des sciences de Paris lui décerne un prix de physiologie ; 1959, il est nommé professeur à la faculté des sciences de Paris sur la chaire nouvellement créée de chimie du métabolisme, rebaptisée biologie moléculaire en 1966. Pour clore ce rapide aperçu, ajoutons qu’il entre au Collège de France en 1967 et prend la direction de l’Institut Pasteur en 1971. L’année précédente avait vu la publication de son célèbre essai Le Hasard et la Nécessité.

Notoriété médiatique : les engagements citoyens se succèdent

Héritier – on verra comment sonnera ce mot pour Monod – de l’engagement politique de son père, le jeune Jacques s’engage tout naturellement dans la Résistance pendant la guerre. S’il n’en a pas été une figure de premier plan, il aura fait preuve de courage dans les missions et les tâches qui lui sont confiées : il reçoit et diffuse des renseignements ; il recrute des hommes ; il sera en 1944 chef du Bureau des opérations à l’État-Major des FFI (Forces françaises de l’intérieur).

La guerre froide succède à la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie. En URSS, un obscur agronome parvient sur le devant de la scène. Il se nomme Lyssenko et promeut une biologie « soviétique » appuyée sur le marxisme dont Monod s’est largement éloigné tout en demeurant de gauche. Il n’en faut pas plus pour que Jacques Monod reparte au combat, contre ce qu’il considère comme un détournement de la science. Anticolonialiste, Monod s’engage ensuite contre la guerre d’Algérie, subrepticement menée vers le milieu des années 1950, puis plus ouvertement, jusqu’aux accords d’Evian de 1962 qui reconnaissent l’indépendance de ce pays et furent signés conjointement par le FLN (Front de libération nationale) et l’alors Président de la République française, Charles de Gaulle. Mais il s’oppose également à l’hégémonie soviétique qui conduit les forces dites du Pacte de Varsovie à envahir la Hongrie en 1956, pour mettre fin à la tentative d’y instaurer un régime plus ouvert et moins inféodé à Moscou.

« Dix ans, ça suffit ! », criaient les manifestants au Quartier Latin ou entre la place de la République et celle de la Bastille à Paris, contre le gouvernement et contre De Gaulle parvenu à la présidence en 1958. Nous sommes en mai 1968. Ces « événements » ont débuté par un ample mouvement de contestation étudiante que, avec d’autres enseignants du supérieur, Jacques Monod soutient, quoique opposé aux violences qui l’ont émaillé.

Automne 1972. Un procès s’ouvre à l’encontre d’une jeune fille de 16 ans et de sa mère pour avortement clandestin. L’avocat de la famille est la déjà célèbre Gisèle Halimi. Au risque de contrevenir à la loi, Monod prend publiquement position et témoigne au procès, lui qui était devenu quelques années auparavant co-président d’honneur, avec ses compères Lwoff et Jacob, du Mouvement français pour le planning familial. En 1974 Jacques Monod est nommé au Conseil économique et social, assemblée consultative de la République française aux membres désignés parmi divers représentants de la société civile. Il mourra à Cannes le 31 mai 1976.

Le XXe siècle fut riche en événements qui ont marqué les esprits et les consciences. Pas moins de deux guerres mondiales, la Shoah, la théorie de la relativité du physicien Einstein, la décolonisation, la naissance et la fin du système soviétique. On n’aurait pas fini d’en dresser la liste. Ce siècle fut aussi celui de l’essor de la biologie, devenue moléculaire, et dont Jacques Monod aura été un de ses grands protagonistes. Ce premier article inaugure une série qui nous fera découvrir tous les arcanes des découvertes de Jacques Monod, sur une double toile, celle des événements du monde et celle de l’histoire de cette science à la fois multimillénaire et encore très jeune.

Bibliographie

Patrice Debré, Jacques Monod, Flammarion, 1996