Un vert pas très frais tendance vert-de-gris domine dans l’œuvre multicolore de Thomas Buswell. Il apparaît par touches expressionnistes denses sur des tubes métalliques ou plus diffuses sur des serpillères. Presque partout, cet agent ambigu dépose sa marque invasive. Il est comme ces vergerettes, qui lorsqu’on a appris à les différencier des pâquerettes, s’infiltrent dans tous nos regards à la campagne et le long des voies de chemin de fer. Le pigment d’acéto-arsénite de cuivre, dit vert de Paris, parce qu’il était utilisé pour tuer les rats dans les égouts de la ville, a intoxiqué les peintres de la modernité. Ses vapeurs durant le séchage auraient provoqué le diabète de Cézanne, la cécité de Monet, les troubles neurologiques de Van Gogh. Ce vert maladif répété et essoré par Thomas Buswell nous entraîne dans un chthulucène1 détraqué, où machines célibataires, êtres, objets industriels et naturels, déchets tentent malgré tout de faire écosystème.
Des frémissements de vie sont constatables. Des gerbes de tuyaux d’orgues maintenus sous respiration artificielle poussent des soupirs ou des râles ponctuels. Un panier de course semblable à une friteuse dans un module de plan de travail de cuisine bricolé bouillonne d’un liquide noirâtre. Des objets potentiellement activables comme des grappes de mégaphones restent, eux, inertes. Les écailles de pommes de pin qui s’incrustent sur leur surface indiquent pourtant un processus de transformation, le passage de l’objet industriel à vocation d’alerte à une récupération naturelle silencieuse. Forces de décomposition, de calcification, de ventilation et de régénération se combinent et se relaient dans la chimie de l’exposition. Elles font écho à un travail d’atelier où rien ne se perd, où les chiffons tachés s’insèrent dans des dessins, où les chutes de bois servent de cales, où l’eau trouble de l’évier du peintre fait œuvre.
Le tableau en papier de verre Coffee break, sur lequel un mug rempli de café a été poncé dans un mouvement rotatif jusqu’à faire fuir le breuvage qui laisse sa marque dégoulinante sur le papier est à la fois une illustration et le diagramme de cette approche circulaire de l’art. L’usure de la matière inerte par le geste répétitif jusqu’à l’éclaboussure marron incontrôlée trace un ensō zen dont le calme cosmique est contrarié par la substance énergisante aux tonalités scatologiques.
Dans son manifeste pour un art de maintenance2, Mierle Laderman Ukeles distinguait dans des termes psychanalytico-cybernétiques l’avant-garde mue par l’instinct de mort : « Séparation ; individualité : avant- garde par excellence ; suivre son propre chemin vers la mort – faire ce que l’on veut ; changement dynamique » et l’instinct de vie de l’art de maintenance : « Unification ; éternel retour ; perpétuation et maintien de l’espèce ; systèmes et opérations de survie ; équilibre. » Thomas Buswell met en scène ces deux mouvements antagonistes à travers son théâtre d’objets, de dessins et de peintures qui accommodent ses propres détritus et les externalités de la modernité. La continuité de la vie est maintenue, mais sous des formes mutantes qui suscitent des rires gênés face aux éructations, aux serpillières avachies, à une pathétique quête de transcendance. Une voie de succès est pourtant esquissée pour les forces de reproduction de la vie, puisqu’une cage en métal de forme phallique semble susceptible d’attirer et piéger les pulsions destructrices. Jusqu’à leur propre épuisement.
(Texte de Sylvain Menétrey)
Notes
1 Néologisme créé par Donna J. Haraway (Staying with the trouble, Duke University Press, 2016) faisant référence à la science-fiction de H.P. Lovecraft pour décrire un monde d’interconnexions avec les puissances terrestres/chthoniennes.
2 Mierle Laderman Ukeles, Manifesto for maintenance art, 1969! Proposal for an exhibition: “Care”, 1969. [ma trad.]