Le Journal d’un bourgeois de Paris rapporte, en août 1427, l’arrivée des «Bohémiens» dans la capitale. Douze pénitents à cheval en composent l’avant-garde : dix hommes, un duc et un comte disent venir de Basse-Egypte où ils avaient aussi un roi et une reine1. Le reste du cortège, 120 personnes, les rejoint quelques jours après. Mais l’entrée de la ville leur est interdite et ils sont logés par décision de justice dans la Chapelle Saint-Denis, entourés des rois morts. En 2010, c’est le parvis de cette même Basilique de Saint-Denis qui est choisi par l’association La Voix des Roms pour célébrer une première fête de l’insurrection gitane sur le territoire français2. Cette fête, connue à l’international comme le Romani resistance day, commémore la révolte du 16 mai 1944 au «camp des familles tsiganes» de Auschwitz-Birkenau.

De la vitrine à l’arrière-galerie, les artistes de l’exposition extraient du mythe, de la mémoire, de l’histoire ou du fantasme qui entourent les gens dits «du voyage» en France, une matière à écrire une histoire gitane sous plusieurs perspectives, de la fête à l’insurrection. «Les rois morts» entrelace une généalogie plurielle à partir du pouvoir symbolique, de la performativité sociale et des stéréotypes tenaces. Elle interroge en creux la figure du roi des Gitans : autorité coutumière réelle dans certaines communautés, négociateur charismatique avec les gadjé, ou simple miroir du regard occidental, fasciné et terrifié par ce qu’il ne comprend pas. Si la tradition orale romani évoque parfois les baros (grands hommes) et que des leaders politiques et intellectuels roms, gitans et manouches sont désormais reconnus, l’imaginaire occidental a figé cette autorité en mythe orientaliste : un souverain sans royaume, spectaculaire et menaçant, entre roi forain et chef de bande.

Mais le mythe et la réalité ne s’opposent pas toujours : ils peuvent s’augmenter, se nourrir l’un de l’autre. L’exotisation par la magie ou la sauvagerie et la haine raciale ne sont que les deux faces d’un même dispositif de regard qui est celui de l’altérisation. Perçus comme éternels étrangers dans des territoires qu’ils habitent depuis des siècles, les Gitans ont été réduits à des figures mobiles et déracinées, assignées à un imaginaire fantasmatique qui, dès le XVe siècle oscille entre misérabilisme et magie noire. Pourtant, les «Bohémiens» s’inscrivent dès la Renaissance dans une configuration sociale codifiée, accompagnés d’une protection aristocratique, voire impériale, et les troupes militaires «égyptiennes3» bénéficient d’une reconnaissance seigneuriale jusqu’au milieu du XVIe siècle4. La dignité gitane a été reconnue et honorée avant d’être progressivement disqualifiée par les processus d’étatisation et de racialisation au tournant de la modernité. C’est précisément à l’écriture d’une histoire culturelle et sociale située que l’exposition s’attaque : les œuvres jalonnent une constellation de représentations - héritées ou subverties - locales ou transnationales, des corps, des gestes et des territoires gitans.

Cette royauté clandestine et composite peut être racontée par l’art, dans cet interstice où se croisent regard intérieur et regard extérieur. Avec Romuald Jandolo, il est question d’une esthétique baroque nourrie du monde forain, du bijou, du spectacle itinérant. La mémoire de l’internement des Nomades en France et le dispositif panoptique du camp y croisent la scénographie du cirque, dans un travail dont les techniques sont toujours délicates et chatoyantes. Puis, est convoquée avec Rudy Dumas la figure de l’équilibriste : celui qui survit, négocie, bricole. Sa pratique artistique aborde le stigmate, les économies marginales et les stratégies sociales déployées par le Gitan assigné aux images du glaneur, du tatoué, de l’illégal. L’identité est décortiquée à travers des matériaux bruts issus de chantiers et de l’observation des zones urbaines en mutation. Enfin, Charly Bechaimont aborde le sujet de la place qu’on désigne au Voyageur, celle qui reste en périphérie et souvent proche des déchèteries. Ses œuvres traitent du racisme environnemental pointé par William Acker dans son ouvrage qui fait désormais référence, Où sont les gens du voyage ?5. En manipulant les matériaux toxiques et le thème de l’accident ou en convoquant des figures contemporaines de la résistance gitane, il inscrit son travail dans la continuité des luttes qui traversent cette histoire.

«Les rois morts» aborde des sujets encore largement ignorés dans le champ artistique. Cette exposition vient puiser au plus près du réel - y compris dans ce que le réel comprend de fiction - une histoire de l’art que les artistes écrivent par leurs œuvres, et qui ne peut être résumée aux enfants gitans photographiés à leur insu dans les zones périurbaines. L’exposition se termine un 2 août, date de la journée européenne de la commémoration de l’Holocauste des Roms et Sinti.

(Texte par Elora Weill-Engerer)

Notes

1 Alexandre Tuetey, (éd.), Journal d’un bourgeois de Paris (1405-1449) publié d’après les manuscrits de Rome et de Paris, Champion, Paris, 1881, p. 219-220.
2 Chapiteau du Cirque Romanès. Paris, Porte Maillot à partir de 15 heures
3 Les termes de “Gitan” ou “Gypsy”, rappelons-le, proviennent de cette idée que les populations bohémiennes étaient des Égyptiens, alors que la Petite Egypte à laquelle elles faisaient référence était en fait une région du Péloponnèse où elles se seraient installées un temps.
4 Henriette Asséo, “Des “Egyptiens” aux Rom, histoire et mythes”, Hommes et migrations, n°1188-1189, juin-juillet 1995, pp.15-22.
5 William Acker, Où sont les “gens du voyage” ? Inventaire critique des aires d’accueil. Rennes : Éditions du Commun, 2021.