Pour sa troisième exposition personnelle à la galerie Semiose, la peintre allemande Aneta Kajzer poursuit un cycle où chaque exposition semble naître de la précédente comme une mutation naturelle de son univers. En 2021, Heavy water inaugurait un premier volet avec une peinture dense, fluide, traversée de courants et de remous intérieurs. Deux ans plus tard, Head in the clouds s’élevait vers des ciels plus légers, des formes en suspension, des visages flottants dans la couleur. Avec Too close to the sun, la trajectoire s’embrase, se poursuit en apothéose lumineuse et prend des allures d’ascension mythique. Après l’eau et l’air vient le feu : à la manière d’Icare, la peinture s’élève jusqu’à frôler l’éblouissement, consciente du risque d’y perdre sa forme, consciente également du vertige de liberté que recèle cette proximité du soleil. Ce qui coulait ou s’évaporait se condense dans une chaleur irradiante : la matière atteint son point de fusion, là où la lumière devient couleur et la couleur, énergie.

Le soleil d’Aneta Kajzer n’est pas un astre : c’est un bain de peinture, un foyer qui dilate et dissout les formes, irise et brûle comme si la couleur, portée au voisinage de son point d’ignition, gagnait un degré de liberté supplémentaire. Parfois, la stridence chromatique atteint une intensité presque électrique : les roses acides, les jaunes citron, les verts fluorés émettent leur propre lumière et la surface saturée d’énergie se fait écran solaire. Cette zone de surexposition invite la dissonance, revendique la collision de contrastes qui vibrent jusqu’à l’irréconciliable et tendent les harmonies au bord de la rupture. Dans ces passages presque trop lumineux, Aneta Kajzer s’aventure sur un territoire où peindre revient à risquer la brûlure pour atteindre la clarté.

Too close to the sun met à nu ce moment précis où la peinture devient une météorologie instable, un point critique au-delà duquel les vents de brosse, les pluies de pigments, les bouffées d’oxydation rouge-orangé, les brumes de pastel et les nappes d’ombre refroidie ne tiendraient plus dans l’atmosphère et se condamneraient à une inexorable chute. Rien n’est planifié : la forme advient dans le flux, se laisse guider par les réactions de la matière, par l’équilibre fragile entre geste et retrait. C’est une peinture de veille et d’attention, une peinture qui guette ses propres révélations. La figure n’apparaît jamais comme une décision préméditée mais comme une apparition lente née du climat du tableau. Elle surgit de la couleur comme d’une nébulosité, à la faveur d’un hasard contrôlé, d’une coulure arrêtée au bon moment, d’un frottis qui soudain prend sens dans un élan mélancolique ou, au contraire, dans une pirouette humoristique un peu effrontée. La figure se devine avant de se reconnaître, comme un visage entrevu dans un nuage ou un reflet d’eau, trouvée plutôt qu’inventée. Pareille à l’observateur de nuages qui distingue une tête, un profil, une bête, l’artiste traque la ressemblance fugace et laisse la paréidolie ouvrir la scène : un trait, une goutte épaisse, une griffure métallique tracée avec le bord du tube esquissent les contours d’un visage et, l’instant d’après, s’évanouissent dans l’abstraction d’une figure ectoplasmique.

Sur Doppelgänger (Double) une masse bleu outremer vire en cheveux, une effigie en smiley enfantin est surplombée par une seconde figure inquiétante, composée par une arche violette qui courbe l’espace et dont l’œil/point révèle un être dédoublé : deux faces, deux régimes (dessin/peinture) coexistent comme deux humeurs simultanées. Avec Harvest (Moisson), un visage-paysage orangé piqué de taches sourit en coin, baigné de souffles bleu nuit ; le vert tendre s’ouvre en colline liquide : la paréidolie est franche et assumée, la nature prend figure et la figure reprend nature, dans une analogie avec certaines peintures nuagistes de Jean Messagier. Le plaisir de peindre est manifeste dans une intensité jouissive, dans la diversité des viscosités – huile diluée ou veloutée, aquarelle turbulente –, dans les traînées qui deviennent des cheveux ou un vent. Chaque geste est un événement tactile et chimique avant d’être un contour, tenu par une légèreté et une capacité à signifier et à se rétracter, à faire signe et aussitôt à redevenir pure matière.

Slippery slope (Pente glissante) provoque ainsi un glissement des plus explicites, avec ses rose-orchidée qui s’écoulent, ce bleu profond suspendu, ces jaunes pâles qui évaporent la surface, l’inflexion violette qui, à peine, esquisse un profil : la peinture n’avance pas « vers » le regardeur mais elle dévale, change d’adhérence dans une somme de frictions. Ce qui apparaît peut aussitôt se dédire, reprendre souffle et circuler. Cette légèreté n’exclut pas l’orage : dans Aus dem Paradies vertrieben (Chassés du paradis), le sombre pourpre mêlé de brun rouillé annonce la tourmente ; les rouges vinyle et les mauves se nouent en tunnels ; les violets pivotent comme des couloirs organiques ; un bulbe rose s’ouvre, hésitant entre soleil intérieur et joue gonflée ; la représentation pulse et se rétracte comme si le motif avait été chassé de lui-même, expulsé par la poussée des flux. Les œuvres récentes serrent de plus près une gamme rouille-camaïeu oxydée comme un métal exposé trop longtemps, en friction avec les pastels lumineux (jaunes acides, bleus lactés, roses de lait) : trop près du soleil, les couleurs s’échauffent, se caramélisent puis se clarifient en une bruine de lumière.

S’aventurer trop près, prendre le risque d’être consumé, voilà la condition même de tableaux où l’accident est une méthode, l’inattendu une règle, où l’œuvre naît au sol, sans esquisse, par retournements, effacements, recommencements. Par endroits, la couleur se détache de toute modulation pour atteindre un état de pure intensité surpassant la stridence ou la brûlure pour atteindre la netteté souveraine d’un ton qui s’affirme seul – rose pur, bleu franc, jaune à la limite de l’immatériel... Ces aplats, d’une limpidité presque naïve, ouvrent des clairières dans la densité du tableau ; ils agissent comme des respirations optiques, des zones où la peinture semble suspendre son tumulte pour se regarder exister.

Les œuvres d’Aneta Kajzer se composent en états successifs de saturation/ décantation, de lourdeur/légèreté, d’apparition/disparition mais aussi de figuration/ abstraction, en maintenant les deux régimes en tension pour qu’aucun ne l’emporte sur l’autre. Cette oscillation n’est pas un compromis mais une position, une manière d’habiter la peinture là où elle se pense encore. La dichotomie entre abstraction et figuration n’a pour Aneta Kajzer aucune pertinence et relève d’un vieux partage hérité d’un temps où l’on croyait encore que la peinture devait choisir entre le monde et elle-même. Elle peint dans l’après-coup de cette histoire, à un endroit où les formes et les flux, les silhouettes et les taches, appartiennent à un même continuum. Le visible et le sensible s’y confondent, la couleur engendre la figure comme un son engendre sa résonance, la peinture est le lieu d’une circulation incessante entre ce qui se montre et ce qui se dissout. La peinture d’Aneta Kajzer emprunte autant à la liberté des lavis et des champs colorés d’Helen Frankenthaler qu’à la figuration de Maria Lassnig, Miriam Cahn ou Nicole Eisenman qui sont pour elle de véritables héroïnes.

Ce n’est pas l’abstraction qui succède à la figuration, ni l’inverse : c’est leur respiration commune qui fait naître le tableau. Un coup de brosse long devient mèche ; une coulure brune se fond en rideau de pluie ou de cheveux ; deux points noirs ouvrent des yeux ; une bouche est un cadmium renversé ; un simple appui du métal du tube creuse la ligne qui manquait dans un dessin sans crayon. Cette économie est l’alliée d’une luxuriance qui, à peine éclose, travaille à s’évanouir. Les personnages ont leurs humeurs – componction, sourire léger, douceur... – et acceptent de n’être que des hypothèses, des êtres de survenue – mais n’est-ce pas là finalement une caractéristique de nos fatalités communes ? Icare n’est pas très loin, symbole de ce fragile élan vers la lumière qui finit toujours par se consumer.

(Texte par Jean-Charles Vergne)