La dissolution de l’ensemble des partis politiques au Mali, officialisée par décret le 13 mai 2025, constitue l’une des mesures les plus radicales prises par les autorités de transition depuis le coup de force d’août 2020. Présentée comme un « assainissement » du système politique national, cette décision intervient dans un climat de profonde recomposition institutionnelle, sur fond d’instabilité persistante, de défiance croissante envers les élites traditionnelles, et de volonté proclamée de rompre avec les pratiques politiques jugées délétères. Elle marque une inflexion majeure dans la trajectoire politique récente du Mali et suscite de nombreuses interrogations sur les intentions réelles des dirigeants, la viabilité du projet de refondation en cours, ainsi que sur les conséquences à moyen et long terme pour la démocratie malienne.

Depuis 2012, le pays traverse une crise multiforme, combinant conflits armés, effondrement institutionnel et tensions géopolitiques. À la suite des rébellions de 2012 et de l’occupation du nord du pays par des groupes armés, la fragilité de l’État malien a été exposée de manière brutale. La réponse sécuritaire s’est progressivement militarisée, avec l’intervention de forces internationales, dont la force française Barkhane et la mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (Minusma). Malgré ces dispositifs, la situation sécuritaire ne s’est guère améliorée, et l’insécurité s’est même étendue à des régions jusque-là épargnées du centre et du sud du pays. Ce contexte de violence chronique a alimenté un ressentiment populaire croissant envers les gouvernants successifs, accusés d’inefficacité, de népotisme et de compromission avec des intérêts extérieurs.

C’est dans ce climat de défiance généralisée qu’a eu lieu le coup de force d’août 2020, suivi d’un second en mai 2021. Les nouvelles autorités, dirigées par le général Assimi Goïta, ont justifié leur prise de pouvoir par l’urgence sécuritaire et la nécessité de réformer les institutions en profondeur. Rapidement, un discours de rupture avec « l’ancien système » a été mis en avant, articulé autour d’un rejet des pratiques partisanes jugées clientélistes, corrompues et inefficaces. Le report répété des élections, d’abord prévues pour février 2022, puis reprogrammées pour février 2024 avant d’être repoussées sine die, a nourri les suspicions quant à la volonté réelle des autorités de restituer le pouvoir à des institutions civiles élues. Dans ce cadre, la dissolution des partis politiques apparaît non seulement comme un tournant, mais aussi comme l’aboutissement d’un processus de concentration du pouvoir entamé depuis plusieurs années.

La mesure repose sur un argumentaire centré sur la nécessité de rompre avec un système partisan devenu, selon plusieurs citoyens, un frein au redressement national. Le Mali comptait, au moment de la dissolution, près de 300 partis politiques officiellement enregistrés. Beaucoup d’entre eux étaient perçus comme des coquilles vides, créées à des fins personnelles ou pour capter des ressources publiques, sans réelle base populaire ni idéologie cohérente. Cette fragmentation extrême du paysage politique a contribué à affaiblir la cohésion nationale, à diluer la représentation démocratique et à entretenir une logique d’alliances de circonstance, souvent déconnectées des préoccupations des citoyens. Le diagnostic posé par les autorités de transition rejoint sur ce point certaines analyses de longue date émises par des observateurs indépendants et des segments critiques de la société civile.

Toutefois, au-delà de ce constat largement partagé, la méthode adoptée interroge. La dissolution intégrale de toutes les formations politiques, sans distinction, et sans consultation des acteurs, pose un problème en termes de légitimité procédurale. Elle suscite également des inquiétudes quant à l’avenir du pluralisme politique et des libertés publiques. Les partis dissous dénoncent une manœuvre de verrouillage du débat démocratique, visant à marginaliser les voix critiques et à neutraliser les contre-pouvoirs. Plusieurs organisations de défense des droits humains ont alerté sur un climat de répression croissante, marqué par la surveillance accrue des médias, la judiciarisation de l’opposition, et l’instrumentalisation présumée de la justice pour servir des intérêts politiques.

Pour les autorités, cette décision s’inscrit dans une logique de « table rase » assumée. L’objectif déclaré est de reconstruire un système institutionnel plus efficace, plus représentatif et plus adapté aux réalités du pays. Le projet, bien que radical, s’inspire d’autres expériences historiques où la refondation institutionnelle a été précédée d’une interruption volontaire du fonctionnement démocratique traditionnel. Ce pari politique, risqué, repose sur la capacité à réinventer de nouveaux modes de participation politique, en dehors des cadres partisans classiques. Des initiatives ont été annoncées pour permettre à des « mouvements citoyens », des organisations communautaires ou des leaders locaux de prendre part au processus de reconstruction institutionnelle. Cependant, les modalités concrètes de cette participation restent floues, et l’absence d’échéancier clair pour le retour à un régime civil accentue les incertitudes.

Malgré les critiques, cette mesure trouve un certain écho dans une frange de la population. En particulier, une partie de la jeunesse urbaine, désabusée par les promesses non tenues de la classe politique traditionnelle, semble accueillir favorablement cette rupture. De même, dans les zones rurales, souvent oubliées des politiques publiques, le rejet des partis accusés d’opportunisme ou de clientélisme est palpable. Le discours nationaliste, valorisant la souveraineté et l’auto-détermination face aux pressions extérieures, trouve également un terrain fertile dans un contexte de désengagement progressif des partenaires internationaux, perçus parfois comme complices du statu quo.

Néanmoins, le soutien populaire à cette mesure reste difficile à évaluer de manière rigoureuse, faute de sondages fiables ou de processus électoraux récents. En l’absence de mécanismes formels de consultation, l’adhésion de la population repose principalement sur des perceptions fragmentées, des manifestations ponctuelles de soutien ou d’opposition, et des mobilisations sur les réseaux sociaux. Il est également à noter que cette polarisation politique, entre partisans du changement radical et défenseurs du pluralisme, pourrait renforcer les fractures internes au sein de la société malienne, déjà éprouvée par plus d’une décennie de conflits et de crises.

Les implications régionales et internationales de cette décision ne sont pas moindres. Les organisations sous-régionales comme la CEDEAO ou l’UEMOA ont exprimé leurs préoccupations, soulignant la nécessité de préserver les principes démocratiques fondamentaux. La dissolution des partis politiques risque de compliquer davantage les relations du Mali avec ses partenaires institutionnels et économiques, notamment en matière d’assistance financière, de coopération sécuritaire ou de soutien au développement. Les partenaires bilatéraux, quant à eux, adoptent des positions prudentes, oscillant entre le respect de la souveraineté nationale et la pression pour un retour rapide à un ordre constitutionnel. Certains craignent que l’exemple malien ne crée un précédent, susceptible d’inspirer d’autres régimes confrontés à des dynamiques similaires.

À court terme, le pays semble engagé dans une dynamique de centralisation du pouvoir, où les décisions majeures sont prises par un cercle restreint de dirigeants. Ce modèle, s’il peut offrir une forme de stabilité apparente, comporte des risques importants de dérive autoritaire, d’exclusion politique et de résurgence de tensions sociales. À moyen terme, il pourrait s’avérer difficile de maintenir cette orientation sans un minimum de légitimité populaire et de participation inclusive. L’avenir dépendra en grande partie de la capacité des dirigeants actuels à proposer un cadre institutionnel crédible, transparent et ouvert à la diversité des aspirations nationales.

Plus profondément, le cas malien pose la question du modèle démocratique en Afrique de l’Ouest. La récurrence des crises politiques, la faible crédibilité des processus électoraux, et la perte de confiance dans les institutions représentatives interrogent la pertinence des schémas institutionnels importés, souvent calqués sur des modèles occidentaux. Le rejet des partis politiques pourrait ainsi être le symptôme d’un malaise plus profond : celui d’une démocratie formelle, sans véritable enracinement social ni efficacité concrète. Dans ce contexte, la refondation annoncée pourrait être l’opportunité – si elle est menée de manière inclusive et transparente – de repenser les formes de participation citoyenne, de revaloriser les structures traditionnelles ou communautaires, et de bâtir un contrat social plus adapté aux réalités locales.

Quoi qu’il en soit, le Mali s’engage dans une expérience politique inédite, dont les contours restent incertains et les implications potentiellement régionales. La réussite ou l’échec de ce processus dépendra de nombreux facteurs : la gestion de la transition, l’évolution de la situation sécuritaire, la réponse des citoyens et des acteurs non institutionnels, et la posture des partenaires extérieurs. Au-delà de la mesure elle-même, c’est toute la conception du pouvoir, de la légitimité et de la représentation qui est ici mise à l’épreuve. Dans un monde où les modèles démocratiques sont de plus en plus contestés, l’expérience malienne mérite d’être observée.