Lors des contestations sur les guerres chaudes et froides de ces dernières années, il est frappant de n’entendre débattre que de la volonté des États et très peu de la volonté des citoyens. Manifester ne signifie pas débattre. Le débat implique information et argumentation préalables, dans un espace de liberté qui les présuppose.
Force est de constater que ces dernières années dans les démocraties européennes, la perte de pouvoir des citoyens, désinstruits à coup de mal-éducation et de mal information, appauvris, « objettisés » et démunis à coups de déficits démocratiques, a remis les gouvernements au centre de l’échiquier, dans le sillage d’oligarques habitants de la globalisation, forts de leurs capacités, de leurs ressources et de leurs intérêts huilés par l’usage généralisé de la corruption et du clientélisme.
L’Union européenne est ainsi devenue un paradis pour les usagers des paradis fiscaux, les trafiquants de drogue, d’armes et d’êtres humains, les accords secrets avec des sociétés du secteur de la santé couverts par une censure de l’information qui les concerne. La corruption au bénéfice d’intérêts particuliers, mais aussi au bénéfice de puissances étrangères, peut ainsi tirer profit de ces silences imposés à la société civile. Ce sont là les « ennemis de l’intérieur » de nos démocraties, attaquées de toutes parts et depuis 2018 chaque jour davantage au rythme de la multiplication de lois dont profitent les organisations criminelles (abolition de l’infraction d’abus de pouvoir pour les fonctionnaires publics, restriction de l’information journalistique sur les enquêtes judiciaires en cours, etc.).
Gouverner sans les citoyens les laisse à la merci de toutes les tempêtes. Là où manque l’information, manque aussi l’instruction et l’éducation, ces instruments indispensables pour que le citoyen, aujourd’hui trop souvent devenu objet du « marché du travail », puisse exercer ses droits à la liberté et ses devoirs de responsabilités qui le font sujet en démocratie.
L’Europe avait mis un demi-siècle à se remettre d’un gouvernement totalitaire qui avait détruit la nature, des vies humaines et les valeurs de la société occidentale. Depuis la chute du Mur de Berlin, elle a commencé à remonter l’Histoire et le balancier démocratique risque de nouveau de basculer vers un brutal déséquilibre. L’Union européenne vient de sentir passer le vent du boulet. La France rame contre un courant qu’elle est loin de maîtriser.
Outre-Atlantique, avec l’échec de l’assaut du Capitole, le plateau de la balance semble toutefois à nouveau pencher du côté de la démocratie. Les élections aux États-Unis dessineront sans aucun doute son avenir. Face aux menaces, la démocratie américaine fait une nouvelle fois preuve de toutes ses ressources. Mais l’ennemi de l’intérieur est sournois, et celui de l’extérieur, qui n’abandonne jamais la partie, est parfaitement organisé, ce que ne peut jamais être une démocratie (et ne pourra jamais l'être, si elle veut rester démocratie). En attendant, le Venezuela démontre que la bataille est loin d’être gagnée.
Les citoyens français ne voulaient pas d’une réforme des retraites à la chinoise. Lors des récentes élections, ils l’ont fait comprendre à ceux qui avaient tenté de le leur imposer.
Après l’expérience totalitaire du « greenpass » en Europe, le débat s’est porté sur la gestion de la digitalisation, un instrument qui donne les moyens de concentrer le pouvoir entre quelques mains, souvent bien difficiles à identifier, voire à localiser. Les effets ne se sont pas fait attendre : des vols de données personnelles en cascade, et depuis quelques mois, des interférences répétées dans la gestion des services publics, qui s’étendent à présent aux infrastructures vitales des États qui en sont la cible.
Un nouvel avertissement vient de se produire avec « l’erreur Microsoft », ou plutôt l’erreur d’un de ses sous-traitants, illustration de cette cascade de sous-traitants privés difficiles à identifier et plus encore à contrôler, autre faille structurelle de la sécurité des infrastructures publiques occidentales. Depuis que la Russie a attaqué l’Ukraine et que la Chine ne refuse pas de lui prêter main forte, les dysfonctionnements s’y sont multipliés au point que l’on ne doit plus se demander si, mais quand, l’horloge qui règle le cours de l’Occident sera mise à l’arrêt.
Ces alertes répétées démontrent combien il est indispensable de gérer l’espace public avec les citoyens et, notamment, de développer la digitalisation au service des humains. En aucun cas (il va de soi, mais pas pour tout le monde), la digitalisation ne peut se servir des humains pour mieux servir les capitaux, un risque qui va croissant avec le développement des capacités et des applications de l’intelligence artificielle. Il faut donc que « le risque en vaille la chandelle », en d’autres termes que l’intérêt du citoyen vaille le risque qu’il prend, ou plus précisément qu’on lui fait courir, à recourir en tout à « l’instrument digital ».
La croyance selon laquelle le secteur privé assure mieux que le secteur public la sécurité, cette priorité du citoyen qui conditionne l’ensemble de ses activités, a accompagné les années 90. C’est toutefois un mythe que dément la réalité. On ne peut manquer d’observer, à titre d’exemple, que le démantèlement des banques contrôlées par les États a favorisé le démantèlement d’un accès aux services bancaires équitable pour tous. Les citoyens les plus modestes se sont ainsi retrouvés moins bien traités, sinon exclus du « système bancaire ». Et ce, malgré le nombre de banques qui opèrent sur un territoire, et indépendamment des nationalités de leurs actionnaires. Le « secteur bancaire » serait-il devenu, au moyen du « système bancaire », un « monopole fonctionnel » ?
Curieusement, la privatisation du secteur financier a accompagné la réduction du pouvoir des démocraties libérales dans le monde, ainsi que leur pouvoir d'attraction et leur « soft power » sur la planète. Serait-ce un hasard ? Lorsque le citoyen est transformé en serviteur, la démocratie n’attire plus. Et dans un monde numérisé, l’information a des ailes…
En démocratie, les risques de corruption et d’infiltration par des intérêts contraires à ceux des citoyens se retrouvent des deux côtés, dans le secteur public comme dans le privé. La tâche de l’ennemi sera toutefois grandement facilitée lorsqu’il ne sera plus confronté à une multiplicité d’acteurs, et donc de « sources de pouvoir », sur le « marché ». Il ne lui restera plus qu’à s’infiltrer par une porte, qu’il saura toujours trouver, pour prendre le controle de larges pans, sinon du système étatique (aujourd’hui européen) dans son l’entièreté.
Tout « monopole fonctionnel » présente des risques. Ils se réduisent par une saine (et non fictive) concurrence et par un contrôle de l’adhésion des sources de pouvoir aux principes démocratiques. À ce titre, la récente suppression de l’infraction d’abus de pouvoir du code pénal italien, suppression qui transforme le citoyen en serviteur, est une blessure mortelle pour la démocratie.
Outre les risques liés à tout « monopole fonctionnel », le monopole sectoriel privé présente encore des risques spécifiques. Une présence fonctionnelle suffisante du secteur public, centrée sur un accès général et équitable à tous les services pour tous les citoyens, a les moyens de les réduire. Des opérateurs privés font miroiter au secteur public, pour garantir la sécurité des citoyens, des institutions et des États, un contrôle total du tissu social au moyen d’une intégration des banques de données. Comme la réalité le rappelle à présent quasi chaque semaine à plus ou moins grande échelle en Occident, ce rêve doit être démantelé.
La sécurité du citoyen se réduit en effet à mesure qu’une entité publique ou privée monopolise le contrôle sur une société. Un contrôle total non seulement facilite l’infiltration criminelle à but économique ou politique mais rigidifie aussi le tissu social, qui risque ainsi la fracture. Ce risque, l’État russe le court sans le moindre doute. Mais nos démocraties le courent aussi, lorsqu’après avoir négligé depuis des années la cohésion sociale, elles s’efforcent à présent de répondre au problème qu’elles ont créé par l’acquisition d’un contrôle totalisant non seulement de leur territoire, mais aussi sur les êtres humains qui le parcourent.
Il est temps de prendre la mesure du rôle que joue un contrôle totalisant au détriment d’un contrôle ciblé et raisonné sur ces grandes failles occidentales en matière de sécurité, nationale et internationale.
En démocratie, la sécurité des citoyens, des institutions et des États reste la priorité absolue. Elle ne peut être assurée qu’en prenant en compte d’une part la réalité (non celle que certains veulent bien décrire, mais celle qui est), et d’autre part l’intérêt de tous plutôt que celui de quelques-uns.















