La compréhension de l’Amérique est difficile, voire anachronique si l’on campe sur les grilles de lecture géopolitique traditionnelles. Au cours de la période contemporaine, le continent a subi un véritable remodelage structurel, relevant d’un nouveau type de matrice stratégique et de conflictualité. Son décryptage, absent en général dans les espaces d’analyses et de formation, en est d’autant plus essentiel et oblige à un aggiornamento intellectuel.

Premier matérialisme géopolitique

Kautilya, puis Thucydide, Machiavel, Hobbes, Clausewitz et Schmitt ont fourni des outils rationnels pour décrire l’essence du politique et les rapports de force qui ont forgé l’histoire. Pour ces penseurs ainsi que pour d’autres, l’arène globale relève globalement du matérialisme. La quête de puissance, le conflit et la désignation de ce qui est ennemi et extérieur à la communauté, sont consubstantiels à la formation du politique. Si les rapports de force sont un moyen privilégié pour qu’une communauté politique se développe, ils constituent en même temps une finalité, c’est-à-dire une raison d’être au nom de laquelle bâtir son essence et sa causalité.

L’approche de la guerre, que celle-ci soit de nature économique, militaire, psychologique, culturelle, ou résultant de la combinaison de ces diverses modalités, s’est inscrite traditionnellement dans cette prémisse conceptuelle. Même si de nombreux biais ont limité le continuum existant entre ces registres de confrontation pratiqués par les puissances, il n’en demeure pas moins qu’ils ont été mis en œuvre de manière intégrée et à différentes intensités par l’entremise des frictions et des rapports de force. L’exercice de la guerre sous-entend par ailleurs deux présupposés : identifier clairement les entités politiques à confronter, ainsi que les ennemis ou les hostilités en présence ; caractériser les volontés qui s’opposent et les moyens offensifs mobilisés.

Le tournant stratégique du XXe siècle

Cet environnement a été bouleversé au début du XXe siècle. Les modes opératoires de la guerre ont d’un côté suivi l’évolution des environnements culturels et technologiques, notamment ceux impulsés par la deuxième révolution industrielle et par le nationalisme. La conflictualité s’est élargie, atteignant à la fin du siècle une dimension « hors limites » pour faire écho à la perspective du Unrestricted Warfare formulée par la Chine à la fin des années 1990.

Mais c’est en fait beaucoup plus tôt, au tout début du XXe siècle, que s’est opéré une double rupture politique et stratégique. L’empire britannique victorien, concurrencé et refoulé dès la fin du XIXe siècle par la montée des États-Unis, se lance alors dans le projet de création d’un imperium anglo-américain. Cette initiative, de nature ethno-politique et suprémaciste, a amalgamé de nouvelles cultures de combat et a rabattu les repères habituels de la guerre, de la désignation de l’ennemi, de l’influence et de la segmentation des domaines de combat. Elle a créé une rupture qualitative en scellant les bases d’un matérialisme dialectique, à savoir une modalité de guerre pivotant sur la triangulation de la conflictualité et sur l’exploitation stratégique du choc provoqué.

Ce faisant, les coups portés à ses cibles ont eu la particularité de s’effectuer sur un autre terrain et d’échapper à la grille de lecture ami-ennemi qui constituait le soubassement du matérialisme géopolitique antérieur. Les sociétés affectées ont alors été plongées dans une désorientation qui les a empêchées d’entreprendre tout réflexe stratégique calibré sur la véritable nature de l’adversaire. L’Amérique latine.

L’Amérique latine, et en réalité l’Amérique dans son ensemble, est précisément le rejeton de ce nouvel âge stratégique

Cinq séquences illustrent le remodelage du continent par la démarche que nous venons de citer. 1898 : la victoire des États-Unis dans la guerre hispano-américaine projette leur puissance à l’échelle globale. Le conflit a été déclenché par le sabotage du Maine à Cuba, sur fond d’entrée en scène des grands entrepreneurs économiques dans l’arène politique étasunienne, notamment JP Morgan, Carnegie, Mellon et Rockefeller. La république nord-américaine est alors infiltrée par les Rounds Tables et le Council on Foreign Relations et donne lieu à la formation d’un establishment anglo-américain qui instrumentalise sa « destinée manifeste ».

En 1913, Woodrow Wilson est le premier mandataire contrôlé de près ou de loin par cet establishment. Un vaste conglomérat opérationnel, gravitant autour du Council on Foreign Relations aux États-Unis et de Chatham House (Royal Institute of International Affairs) au Royaume-Uni, est mis en place. 1948 : Les émeutes du Bogotazo en Colombie sont provoquées secrètement par la CIA et Fidel Castro afin de réifier l’ennemi communiste et de pousser les nations du continent dans l’orbite de Washington. George Marshall préside la Conférence panaméricaine qui donne naissance à l’Organisation des États Américains et désigne la menace communiste. L’antagonisme de la Guerre froide est exacerbé et instrumentalisé dans le but d’activer une triangulation favorable à Washington.

1952 : Fulgencio Batista est installé au pouvoir à Cuba par les États-Unis. Il est sciemment écarté en 1959 pour faire triompher la figure révolutionnaire de Fidel Castro, recruté par la CIA. Les opérations de la baie des Cochons (1961) et la crise des missiles (1962) sont théâtralisées pour sceller le soutien de l’Union soviétique et galvaniser le castrisme comme tête de pont régional de la menace communiste. Cuba devient un proxy de Washington et déstabilise l’ensemble du continent par l’action révolutionnaire. En parallèle, l’Alliance pour le Progrès et d’autres démarches miment une coopération continentale mise au service au développement et de la lutte anti-communiste.

1969-1990 : La lutte castro-révolutionnaire, l’interventionnisme militaire et économique, ainsi que les réseaux stupéfiants sont propagés à l’échelle régionale. Ces trois composantes déstabilisent les républiques latino-américaines et donnent lieu à des réactions militaires, accompagnées par Washington au nom de la lutte anti-soviétique et du rétablissement de la sécurité. Chaque cycle de crise enclenche un effet de cliquet en matière de dépendance économique des nations sud-américaines. La fuite de capitaux et de ressources humaines vers le nord (exil et émigration) va de pair avec la conquête des marchés par les entités nord-américaines. Un cadre structurel de guerre systémique couverte et de dépendance est bâti autour des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale, BID), de la Commission Trilatérale et du MERCOSUR.

1990-actuel : La menace communiste est recyclée dans le pôle castro-chavisme formé par Cuba et le Venezuela. L’arrivée de Hugo Chávez en 1998, en contre-réaction à l’agenda néolibéral, est favorisée secrètement par Washington pour établir un pôle antagoniste à l’impérialisme anglosaxon. L’establishment anglo-américain complète alors son encerclement cognitif et médiatique. Il encadre le système partidaire et idéologique et modèle des régimes de « démocratie administrée » au sein de laquelle les oppositions sont plus ou moins contrôlées.

Bilan stratégique

L’architecture stratégique de ce remodelage est importante à résumer. Celui-ci a conduit les nations sud-américaines à des niveaux de destruction, de vassalisation ou de dépendance très divers. Alors que certains pays étaient dans le peloton de tête des nations développées dans les années 1900 (Cuba, Argentine, Venezuela), le continent est aujourd’hui de plus en plus marginalisé dans l’échiquier mondial. L’entrée de la Chine poursuit cette dépendance et ne remet par en cause la perspective stratégique.

À aucun moment, les élites sud-américaines n’ont pu se saisir du véritable dessein stratégique qui les enserrait et les a pris pour cible. Elles n’ont pas saisi que la pince stratégique agissant d’un côté par la déstabilisation révolutionnaire, de l’autre par l’interventionnisme militaire, visait in fine à usurper leur armature constitutionnelle et les affaiblir. Ce brouillage des grilles de lecture a été permis par l’effacement de l’ennemi schmittien et par l’action guerrière exercée par un système conflictuel, plutôt que par une force cinétique binaire et clairement distinguable. Aucune guerre militaire n’a été menée au nom de ce remodelage, sinon avant tout un assemblage d’approches indirectes, furtives et triangulaires, dont un gain stratégique a été systématiquement recherché et exploité.

Le retard de phase de perception de l’arène stratégique et des hostilités entreprises par l’establishment anglo-américain est une condition sine qua non de cette guerre systémique. Un vaste système d’influence, reposant sur les médias, les think-tanks, les ONGs, les universités, le renseignement, le secteur privé et les agents gouvernementaux, maintient solidement un encerclement cognitif afin de couvrir cette architecture. De surcroît, le temps long d’exécution, menée sur plusieurs générations, crée par ailleurs un effet « géostatique » qui rend difficile la perception du schéma offensif.

Notre réflexion est centrée ici sur l’Amérique latine, mais elle est valide en grande partie pour d’autres continents dans la mesure où l’initiative anglo-américaine s’est déployée au niveau planétaire. Manifestation de ce profond voile perceptif, la plupart des observateurs du continent américain, notamment Marie-Danielle Demélas, Gérard Chaliand, Alain Rouquié, pour ne citer que quelques auteurs francophones, n’ont pas discerné cette architecture et ont appliqué une grille de lecture réaliste conventionnelle. L’ère stratégique actuelle, devenue post-clausewitzienne et post-schmittienne, appelle un profond aggiornamento stratégique.