« Mis en bouche » par l’essai de Jacques Monod et la présentation générale faite ici (voir Monod 16), et pour mieux en suivre l’argumentation qui sera présentée dans les articles à venir, faisons un « arrêt » sur la façon dont le vivant a été conçu par les savants et philosophes depuis l’Antiquité.

L’existence du vivant pose une série de questions que l’on peut regrouper autour de 3 problèmes :

  • Celui de la composition : de quoi est faite la matière vivante ?

  • Celui des lois : le vivant est-il ou non régi par des lois, si oui lesquelles, sinon par quoi ?

  • Celui de la forme : comment se constituent, se maintiennent et se transmettent les structures vivantes ? d’où vient la diversité des formes vivantes ?

Ces questions ont fourni la trame des controverses ayant animé le débat des idées. Si la biologie moderne semble les avoir clos, dans la façon où ils furent posés jadis, ces débats furent encore assez vifs jusqu’au milieu du XXe siècle. Ils ne manquent pas de ressurgir sous de nouveaux habits.

La composition

La matière vivante apparaît très différente de la matière inerte dont est fait le monde minéral alentour. Deux options sont présentes dès l’Antiquité pour rendre compte de cette singularité. La matière vivante est composée de façon radicalement distincte de la matière inerte. Il y a une communauté de composition vivant / non vivant, à un échelon restant à identifier.

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L’option vitaliste résulte des apparences : quelle communauté de composition entre des objets aussi différents qu’un morceau de viande ou une feuille et une roche quelle qu’elle soit ? D’où le célèbre dogme vitaliste : « le vivant ne peut naître que du vivant ».

L’option matérialiste est défendue dès l’Antiquité par Démocrite (vers 460 – 370). La chimie fournira au XIXe siècle seulement des éléments de réponse en sa faveur. Dès 1789, Fourcroy, collègue de Lavoisier (1743-1794), avait reconnu le carbone, l’hydrogène, l’oxygène et l’azote comme les « principes les plus simples » (éléments) des matières vivantes. Il avait classé les « principes immédiats » (composés) extraits sans altération des corps organiques en : matière sucrée, mucilages, huiles, résine, matière albumineuse, etc. (Zarka, 2015). On parvient ensuite sans trop de mal, avec les techniques chimiques classiques, à établir la structure chimique des constituants fondamentaux de la matière vivante : glucides, lipides, protides, et plus tard acides nucléiques.

Pour autant, cette problématique n’est pas éteinte par ces découvertes. Au-delà des atomes qui sont universels, certaines des molécules qui constituent les vivants leur sont bien caractéristiques : partant, comment ont-elles pu naître ?

En 1953, l’américain Stanley Miller (1930 – 2007) réussit la synthèse abiotique (hors milieu vivant) d’acides aminés, en soumettant à des décharges électriques le mélange d'eau, de méthane, d'ammoniac et d'hydrogène. Il apporte un argument de poids à la thèse de la « soupe primordiale » du russe Alexandre Oparin (1894 – 1980) : les molécules organiques synthétisées dans l’atmosphère primitive s’accumulent dans les océans où elles peuvent ensuite s’assembler en macromolécules. On a pu réussir, depuis, la fabrication abiotique de polypeptides, mais on est loin d’être capable de tout reconstituer ainsi. Les actuels synthétiseurs de gènes relèvent de prouesses technologiques et non d’une voie « naturelle ».

Or, ce qui caractérise la matière vivante, ce sont deux classes de macromolécules constituées comme des polymères par assemblage de pièces de base. Dans les protéines, la nature et l’ordre des acides aminés ont une influence sur leur structure dans l’espace, elle-même directement liée à leur fonction. Un tel enchaînement ne peut donc être le fait du hasard. À quelle nécessité obéit-il ? Dans les acides nucléiques, la succession des bases de leurs nucléotides constitue un message qui dirige la synthèse des protéines. D’où vient ce langage et comment peut-il être conservé ? Le problème de la composition rejoint ainsi le second problème : à quelles lois obéit le monde vivant ?

Les lois

La notion de loi est diversement appréciée selon les sciences. La biologie actuelle manifeste une certaine réticence à son égard, car nombre de règles, énoncées et présentées comme des absolus par d’éminents savants, se sont révélées inexactes. Certains préfèrent considérer que la biologie repose sur des concepts (Mayr, 2006). Au-delà de la biologie, la question est de savoir si la nature est entièrement déterminée par des lois – indépendamment du fait que nous les connaissions plus ou moins. Dit autrement : le hasard joue-t-il un rôle dans la nature ? Mais nous n’en sommes pas encore à cela. Pour l’heure, deux conceptions s’affrontent là encore depuis l’Antiquité.

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Aristote (384 – 322) postule l’existence d’une âme propre au vivant assurant les fonctions vitales. Si l’explication paraît verbale au lecteur contemporain avisé, elle reste rationnelle en ce qu’elle s’oppose à l’idée d’une âme distincte, venue l’habiter du dehors, au risque de lui attribuer une origine divine. Aristote est aussi mécaniste, lui qui par exemple se servit de la métaphore du réseau hydrographique pour décrire le système sanguin ramifié à l’image du réseau des cours d’eau (Pichot, 1993).

À la suite des savants micro-mécanistes des XVIe et XVIIe siècles (Borelli, Malpighi, …) qui ont mené des observations au microscope, Descartes (1596-1650) récuse la version aristotélicienne de l’âme et théorise « l’animal-machine ». Pour Boerhaave (1668-1738), tout dans le corps animal n’est que filtre, crible, poulie, levier, etc. (Roger, 1963). Autant dire que, malgré le parti rationnel, c’est l’échec : aucun automate, même le plus sophistiqué, n’est capable de s’auto-reproduire ! D’où la position plus nuancée et hybride de Leibniz (1646 – 1716) : l’organisme vivant est une « machine de la nature » constituée d’un agrégat de vivants plus élémentaires (la cellule ne sera « inventée » qu’au XIXe siècle !) et dotée d’une « âme hégémonique » unique qui n’est toutefois pas toute puissante.

L’animisme aristotélicien se retrouvera dans le vitalisme naissant au XVIIIe siècle sous l’impulsion de la doctrine actualisée du médecin et chimiste allemand Stahl (1659-1734). La matière vivante n’échappe pas à la loi physique inexorable de la « corruption » qui régit toute matière, comme la décomposition des cadavres le vérifie communément. Il faut donc admettre qu’une autre loi s’exerce pour s’y opposer et assurer la construction et le maintien des structures vivantes, tant que la mort n’est pas survenue : voici la « force vitale ».

Deux conceptions vont donc s’affronter de la fin du XVIIe jusqu’au XIXe siècle : Le mécanisme par posture rationaliste, lequel est chaque fois confronté à son impossibilité d’expliquer les propriétés du vivant comme la nutrition et surtout la reproduction, Le vitalisme par nécessité d’affirmer l’identité de la biologie face à la physique, mais au risque du dogmatisme.

Le vitalisme traversera les XVIIIe et XIXe siècles, des traces en ayant subsisté en médecine jusqu’au XXe siècle. Son abandon quasi définitif fait suite aux progrès de la physique et à la naissance de la biochimie au tournant des XIXe - XXe siècles. En effet, la thermodynamique explique le paradoxe : les processus constructeurs (de synthèse) ne sont certes pas spontanés, mais peuvent se réaliser de façon parfaitement naturelle à condition qu’une réaction source d’énergie leur soit couplée. Pour cela, il faut disposer de catalyseurs en mesure d’assister toutes les opérations : ce que la biochimie sert « sur un plateau » avec la découverte des enzymes. Pari réussi : la biologie devient compatible avec la physique sans besoin de forces occultes (Mayr, 2006).

La controverse s’est alors déplacée vers les termes suivants : L’approche réductionniste, la plus en vogue, qui affirme qu’une connaissance toujours plus poussée des structures et des phénomènes les plus élémentaires suffit à appréhender le vivant. Autrement dit la vie peut être réduite à des phénomènes physico-chimiques ; option à l’évidence physicaliste qui pose le primat de la physique sur les autres sciences. L’approche holiste ou organiciste qui prétend au contraire que « le tout est toujours supérieur à la somme des parties » et qu’on ne saurait expliquer le vivant par la seule analyse de ses composants et de ses mécanismes sans être ouvertement vitaliste, cette vision s’en rapproche « dangereusement ».

La contradiction n’est qu’apparente, liée à la manifestation par les organismes de propriétés que leurs composants ne semblent pas posséder. Chaque niveau d’organisation de la matière est doté de propriétés dont dispose à son tour le niveau supérieur mais dont sont dépourvus les niveaux inférieurs. Les cellules ont des propriétés que les molécules n’ont pas ; à leur tour les molécules ont des propriétés que les atomes n’ont pas, et ainsi de suite. Mais les molécules des cellules ont les mêmes propriétés que toutes les molécules, dans le vivant et en dehors. L’émergence de propriétés nouvelles à chaque niveau supérieur d’organisation ne nécessite pas d’invoquer des principes spécifiques à chacun de ces niveaux d’organisation (Atlan, 1979).

Toutefois, qu’est-ce qui pousse les atomes à s’associer, les molécules à se regrouper et à interagir ou non, les cellules à s’agréger et à communiquer entre elles, pour former des structures de plus en plus complexes ? Qu’est-ce qui fait qu’une collectivité de molécules, puis de cellules, accepte la hiérarchie de certaines d’entre elles (Espinoza, 2024) ? Autrement dit, d’où vient l’organisation ?

La forme

Le terme forme, polysémique, désigne ici, pour reprendre Aristote, ce qui relève de la structure ou organisation de la matière. Il est à l’origine l’eidos, terme grec qui désigne aussi bien l’idée que l’être métaphysique selon Platon (428/427-348/347), l’essence de la chose. Deux options se présentent :

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Ce problème, posé de différentes façons au cours de l’histoire de la biologie, a conduit celle-ci à se débattre entre : Le besoin d’un déterminisme strict recherchant dans la cause efficiente (agissante) et le passé la source d’un futur prévisible et désespérément fixe, et la tentation d’un finalisme attribuant à une cause finale d’avoir orienté – jusqu’à quel degré de détails ? – le déroulement des événements menant à la réalité actuelle, et devant diriger son futur dont seule la limite de notre esprit nous interdit l’accès.

Dans les deux cas, n’y aurait-il aucune place pour l’imprévision et l’inattendu ? Pour Aristote, le vivant dispose d’une âme (sens non spirituel) qui informe (donne forme à) la matière (Dupouey, 1997). Cette idée traverse le Moyen-Âge et la Renaissance, surtout sous l’influence de Thomas d’Aquin (1224-1274). Augustin (354-430), l’un des pères de l’Église chrétienne, avait retenu à l’inverse la conception platonicienne d’une âme venue de l’extérieur. Descartes au XVIIe siècle affirme sa position mécaniste au nom de la raison tout en réservant l’âme (au sens d’esprit cette fois) au seul être humain.

L’animisme d’Aristote est doublé d’une position finaliste qui reste matérialiste : pour lui l’âme ne peut que réaliser un but, un projet inscrit en elle.

Cette immanence s’oppose à la version transcendante du projet divin. Or, si le vivant dispose de ses principes propres (âme ou force vitale), comment a-t-il pu naître spontanément de l’inerte ? Deux explications ont été envisagées, qui conduisent à l’impasse : le vivant ne peut être issu de l’inerte, il a donc toujours existé, sous une forme ou une autre, il serait radicalement distinct de l’inerte, y compris par la composition (voir ci-dessus) on a vu l’abondance des arguments scientifiques opposés à cette option ; ou bien il a dû être créé par une intervention nécessairement divine (posture religieuse), ou à tout le moins mystérieuse à jamais (posture agnostique). Dans ce cas, rien n’interdit qu’il ait pu être assemblé et façonné à partir de l’inerte, mais c’est au nom du caractère irrationnel de cette option que le vitalisme la récuse.

La querelle qui a opposé les spontanéistes et les anti-spontanéistes entre les XVIIe et XIXe siècles (Zarka, 2013) s’inscrit dans ce contexte (voir ici Pasteur face au dogme des générations spontanées).

Cette impasse sera bousculée par l’idée d’évolution. Chez Lamarck (1744-1829) au tout début du XIXe siècle, plus tard chez Bergson et Teilhard de Chardin, l’évolution est conçue comme une propriété inscrite dans le vivant. Cette conception d’inspiration vitaliste permet toutefois de se libérer de l’explication créationniste calquée sur le récit biblique.

Darwin (1809-1882) franchit un pas décisif : il n’y a pas plus de force évolutive que de force vitale. La transformation des espèces n’est pas un processus dirigé, ni de l’intérieur ni d’un extérieur surnaturel, mais le produit d’une sélection naturelle « aveugle » qui fait que c’est après-coup que l’on peut considérer la forme qui subsiste comme la plus apte (compétitive), dans un milieu donné. La sélection s’exerce sur la variation spontanée des vivants qui est selon Darwin contingente, abondante, isotrope et de faible ampleur. La biologie moléculaire en a fourni depuis le substrat matériel, via les mutations qui affectent le matériel génétique.

Ce schéma rationnel de la spéciation autorise les extrapolations au niveau pré-biotique : une évolution moléculaire obéissant au même processus articulant variation et sélection peut être imaginée. Le passage délicat de l’inerte au vivant s’apprécie dans l’apparition des premières molécules dotées de la double faculté d’autoréplication et de catalyse de la synthèse d’autres molécules (Maynard Smith, Szathmáry, 2000).

Une fois ce pas – imprévisible et pas du tout inéluctable – franchi, cette « invention naturelle fortuite » modifie la donne dans le paysage pré-biotique existant, ouvrant la voie à de nouvelles inventions pas plus programmées que programmables. À l’autre bout du spectre, la discussion se poursuit à l’heure actuelle de savoir si la microévolution par sélection naturelle pourrait expliquer la macroévolution faisant apparaitre les grands phylums aux plans d’organisation si différents. Une autre histoire qui sort du cadre de ce cycle consacré à Jacques Monod.

Bibliographie

Atlan, H., (1979), Entre le cristal et la fumée, essai sur l’organisation du vivant, Point Seuil.
Aristote, (1994), Histoire des animaux – Traduction, présentation et notes par Janine Bertier, Folio Gallimard.
Dupouey, P., (1997), Épistémologie de la biologie, Nathan Université.
Espinoza, M., (2024), L’épistémologie pas à pas, Ellipses.
Lecourt, D., (sous la dir.), (1999), Dictionnaire d’histoire et de philosophe des sciences, PUF, Paris.
Maynard Smith, J., Szathmáry, E., (2000), Les origines de la vie, De la naissance de la vie à l’origine du langage, Dunod, Paris.
Mayr, E., (2006), Après Darwin, La biologie, une science pas comme les autres, Dunod, Paris.
Pichot, A., (1993), Histoire de la notion de vie, Gallimard.
Roger, J., (1963), Les sciences de la vie dans la pensée française du dix-huitième siècle, Armand Colin Paris.
Zarka, Y., (2013), Buffon le naturaliste philosophe, Chemins de tr@verse.
Zarka, Y., (2015), Lavoisier le chimiste français, Chemins de tr@verse.