Le prix Nobel de physiologie ou médecine 1965 est attribué à Lwoff, Monod et Jacob pour la découverte de ce qu’ils nommèrent l’opéron lactose. Il s’agit d’un mécanisme de régulation génétique assez sophistiqué du métabolisme du lactose (le sucre du lait), le premier du genre à avoir été découvert. Jacques Monod s’était penché de longue date sur les rapports du lactose et de la bactérie Escherichia coli [bactérie hôte] de l’intestin, dont certaines souches sont pathogènes. En conjuguant leurs recherches autour de ce matériel d’étude privilégié, les biologistes Lwoff (patron du laboratoire à l’Institut Pasteur de Paris), Jacob et Monod parviennent à ce résultat inattendu et salué par la communauté scientifique. Nous avons présenté ici même (voir la série d’articles Monod 2 à Monod 15) l’autopsie de cette découverte.

Monod sera aussi à l’origine d’une autre découverte, probablement encore plus importante que celle de l’opéron lactose, l’ARN messager : découverte qui achèvera l’élucidation du mécanisme de la traduction des gènes dans la synthèse des protéines sous leur contrôle. Nous y reviendrons. En attendant, Jacques Monod qui a dirigé les recherches ayant abouti à la découverte, a également le souci de réfléchir à la façon dont se « fabrique » et se construit la science et à transmettre autant que le besoin d’exprimer ses opinions.

Philosophe des sciences ?

C’est ainsi qu’il signa un ouvrage qui marqua son époque : Le hasard et la nécessité, essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne. Sa lecture éclaire le cadre intellectuel dans lequel le chercheur a évolué. Ce livre fait-il de lui un philosophe des sciences ? L’essai paraît en avril 1970 à Paris aux éditions du Seuil. Il a d’emblée un immense succès. Traduit dans plusieurs langues, il fait l’objet de nombreux commentaires dans la presse, les uns élogieux, les autres critiques, de la part de sociologues, de philosophes, de prêtres et de biologistes aussi bien entendu. Les étudiants en biologie se l’arrachent et leurs professeurs ne manquent pas de le commenter.

Pour la petite histoire, l’idée de ce livre serait née d’une discussion entre Monod et un philosophe indien fin décembre 1960, comme le raconte Madeleine Brunerie, la fidèle secrétaire et amie de Jacques Monod :

À l’invitation de G. P. [Gursaran Pron] Talwar, Monsieur Monod devait donc se rendre en Inde pour donner tout d’abord une série de cours sur la biosynthèse des macromolécules aux étudiants du All India Institute of Medical Sciences de New Delhi (du 21 au 30 décembre 1960), ainsi qu’une conférence à Roorkee le 2 janvier 1961, lors de la séance plénière de l’Annual Meeting of the Society of Biological Chemists of India [Rencontre annuelle de la Société des chimistes biologiques de l'Inde]. (…)

Après la conférence de Roorkee, Monsieur et Madame Monod ont effectué avec lui un circuit touristique. Au cours de ce circuit, ils ont rencontré un « philosophe » indien (« Le mot “philosophe” n’est pas exact » a précisé Pron) avec lequel Monsieur Monod a discuté pendant de longues heures. Par la suite, ce dernier a confié à son élève et ami indien que de cette entrevue était née l’idée du sujet de sa Leçon inaugurale au Collège de France (le 3 novembre 1967), sujet repris et détaillé lors de ses Robbins Lectures données au Pomona College en Californie (fin février 1969) pour être publié sous forme d’ouvrage,à la fin de 1970, avec « Le hasard et la nécessité. » (Brunerie)

Depuis, l’ouvrage est tombé en désuétude et la réflexion philosophique de Monod n’est pas ce qui a le plus marqué son œuvre. Il a pourtant contribué à diffuser auprès d’un large public des notions ardues. Et il n’est pas rare qu’il soit cité encore de nos jours dans les débats médiatiques à propos de la science, sans que soit toujours appréciée la subtilité de son raisonnement. Il faut dire que dans cet essai, Jacques Monod ne se contente pas d’examiner, dans l’évolution des formes vivantes, les rapports entre le « hasard » et la « nécessité » - formule qu’il emprunte à Démocrite, savant grec antique du tournant des Ve et IVe siècles avant notre ère. Il y livre aussi sa façon de voir le monde.

Testament politico-scientifique ?

L’ouvrage se présente comme une discussion prenant appui sur les connaissances les plus récentes de son époque et mises en perspective avec les grands courants de pensée qui ont traversé l’histoire des idées sur le vivant. Traquant toute forme d’anthropocentrisme dans la biologie moléculaire, Jacques Monod y définit les êtres vivants comme des :

…objets doués d’un projet qu’à la fois ils représentent dans leurs structures et accomplissent par leurs performances.

(Monod, 1970, page 22)

Cette formule un peu hermétique au profane, Monod va s’employer à l’expliciter et à l’illustrer au fil des neuf chapitres qui sont autant de pièces argumentaires irrésistiblement enchaînées l’une à l’autre. En complément, l’ouvrage offre des appendices techniques : structure des protéines, acides nucléiques, code génétique, signification du deuxième principe de la thermodynamique en termes d’ordre et d’information. Le style en est riche, la syntaxe élaborée, le vocabulaire toujours précis et choisi. Le ton est assez souvent polémique, en tout cas incisif, carrément prophétique dans le dernier chapitre.

Les références y sont nombreuses : à la physique souvent, aux philosophes les plus prestigieux, à toutes les branches de la biologie, avec la volonté de souligner que la biologie moléculaire et la théorie de l’évolution sont étroitement liées. Au fond, Monod entend faire vivre l’alliance de la biologie des vivants – biologie expérimentale par définition – avec la biologie du vivant, biologie évolutionniste par fondation.

Avant d’entrer de façon plus détaillée dans l’argumentation développée dans cet essai, il convient d’éclairer le lecteur sur les conceptions du vivant au cours de l’histoire, dont Monod donne un bref aperçu au début de son essai. Objet énigmatique par excellence, mystérieux même pour certains, le vivant offre aux savants et philosophes un vaste champ de spéculations, depuis l’Antiquité et encore de nos jours. L’article suivant en dressera un tableau simplifié, avant de revenir au plus près de l’essai de Jacques Monod.

Bibliographie

Madeleine Brunerie, Cinquante-huit ans à l’institut Pasteur, vingt-deux ans près de Jacques Monod.
Monod, J. (1970) Le hasard et la nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil.