La transition de Jean-Baptiste à Joanne Boyer se donne à voir comme un processus à la fois intime, social et artistique. Son témoignage publié sur Instagram, l’exposition Naufragé de l’âme et la grande toile Love sont autant de lieux où s’articulent dévoilement et opacité, fragilité et puissance créatrice.
Car l’œuvre de Boyer ne se réduit jamais à l’anecdote biographique. Elle prend racine dans une expérience intime — celle d’années de silence, de refoulement et de clandestinité — mais se déploie dans l’espace public de l’art comme un geste de résistance. Dire « j’existe pour qui je suis » ne constitue pas seulement un cri personnel : c’est un acte esthétique, une manière de transformer la peinture en langage d’affirmation et de survie.
En mobilisant le cadre théorique d’Alexandre Baril, on comprend que cette trajectoire n’est pas seulement individuelle. Elle illustre les rapports de pouvoir qui traversent les transitions de genre dans nos sociétés, où l’injonction à l’aveu pèse particulièrement sur les personnes trans. Là où l’on attend souvent une transparence totale, Joanne revendique au contraire un droit à l’opacité : montrer sans tout dire, préserver le mystère comme forme de liberté. Son art figuratif devient ainsi le lieu paradoxal où se rencontrent visibilité et secret, confession et résistance.
Love, toile majeure née de sa résidence à Fontevraud, incarne ce double mouvement. Dans la profondeur des visages, dans la gravité des corps et dans la lumière vacillante qui les traverse, s’exprime moins une identité acquise qu’une identité en devenir. La peinture devient ici un espace de renaissance : un passage, un seuil, un lieu où s’invente une nouvelle manière d’être au monde.
Inscrire Joanne Boyer dans le champ de l’art contemporain revient aussi à la situer dans une constellation plus large d’artistes qui explorent, chacun à leur manière, les passages de l’identité et du corps. Avec Edi Dubien, elle partage une figuration de la fragilité, des figures androgynes traversées par l’inquiétude. Avec SMITH, elle rejoint une esthétique du passage et de la métamorphose, mais en choisissant la peinture figurative comme terrain de cette transmutation. Avec Wu Tsang, enfin, elle se rapproche de la revendication d’un droit à l’opacité : une création qui ne livre pas tout, qui protège le secret comme condition de l’existence.
L’art de Joanne Boyer se situe alors à la croisée des études trans et de l’histoire de la peinture : un espace où le droit d’exister ne passe pas par l’explication mais par l’acte créateur. Naufragé de l’âme témoigne de cette puissance. Loin d’illustrer une identité figée, l’exposition ouvre un passage vers une identité en mouvement, incertaine mais vivante.
Ainsi, Love et l’ensemble des toiles de cette série apparaissent comme le lieu d’une renaissance. Joanne Boyer s’y affirme pleinement comme artiste et comme femme, non pas en cédant à la logique de l’aveu, mais en transformant la peinture en langage de résistance et de révélation.
(Texte de Henri van Melle)