Pasteur est presque au sommet d’une célébrité bien assurée grâce à ses multiples travaux et succès, entre autres, sur les fermentations, la maladie du ver à soie et surtout la vaccination contre la maladie du charbon qui décimait le bétail. Il lui manque pourtant la consécration. Avec la rage, c’est l’humain qui va entrer en scène, et la lui apporter. Non sans aviver, s’il en était encore besoin, la critique que lui firent bon nombre de médecins, tout juste condescendants envers ce chimiste qui s’était mêlé de biologie, de médecine et d’hygiène. Avec la rage, Pasteur ouvre surtout le chantier de l’immunologie, discipline qu’il ne crée pas mais qui ne cessera de se développer après lui, apportant l’éclairage théorique qui lui avait manqué.

Comme on l’a vu on l’a vu , à la suite d’un tâtonnement expérimental forcené, à la mesure de son obstination et de sa conviction, Pasteur parvient à mettre au point un vaccin antirabique. Il serait plus exact de dire que ce résultat est le fruit du travail de toute une équipe, et notamment du Dr Roux. Mais laissons ces querelles d’égo pour saluer cette grande avancée qui procure au laboratoire de la rue d’Ulm notoriété et prospérité après la réussite presque inattendue de la vaccination humaine, dans des conditions d’éthique déjà discutées.

Une recette stabilisée et fiable mais inexpliquée

La recette à présent stabilisée comporte 3 étapes pour la fabrication du vaccin et un protocole très précis d’administration :
- Par passage de lapin à lapin, on obtient d’abord un virus rabique à la virulence maximale
- Les moelles épinières porteuses de ce virus sont accrochées une par une dans un récipient de verre dans le fond duquel des pastilles de potasse favorisent la dessication
- Plus le temps de dessication est long (jusqu’à 15 jours), plus le virus rabique de cette moelle est jugé atténué et donc apte à vacciner à très faible risque.

Ensuite on prépare un broyat de moelle dite de 15 jours qui est injecté sous la peau. Et chaque jour ou tous les deux jours, on injecte une moelle ayant séjourné moins longtemps dans le bocal, jusqu’à une moelle d’1 jour, jugée de ce fait très virulente. Pasteur avait testé sur des chiens, sans succès, l’ordre inverse des injections, de la plus fraiche à la plus ancienne dans la dessication. Un certain flou règne sur le nombre de chiens testés par le dernier protocole retenu : Pasteur affirme que cette méthode a été éprouvée sur plus de 50 chiens avant d’inoculer le petit Joseph Meister, ce qui serait inexact (Morange, 2022). Bon, Pasteur ne sera ni le premier ni le dernier à s’arranger avec les faits.

Un fait justement intrigue : le petit Joseph a reçu en tout 13 injections. La première bien sûr avec une moelle de 15 jours, puis les deux jours suivants il reçoit une injection matin et soir, puis une par jour les 9 jours qui suivent, avec des moelles de plus en plus récentes. Et comme il l’avait établi sur le chien, Pasteur lui fait injecter à la fin une moelle jugée très virulente. Si le protocole moderne a un peu évolué, il conserve le principe d’une série d’injections rapprochées. Cette pratique demeure encore obscure, quoiqu’elle s’apparente à l’idée moderne de rappel, non présente à l’époque.

Un problème de trains ?

Dans la rage, la lenteur de l’incubation tient à la remontée très progressive du virus le long des nerfs, phase silencieuse, avant d’atteindre la moelle épinière et de là le cerveau, phase visible à partir de laquelle il n’y a plus rien à faire pour endiguer la maladie qui se déclare. Il faudrait pouvoir prendre le virus de vitesse dès que le sujet est contaminé. Pasteur sollicite cette métaphore des trains qui se font la course pour expliquer son protocole de vaccination. Sur un sujet récemment infecté par la rage, le virus-vaccin va prendre de vitesse le virus infectant. Les injections successives du vaccin sont alors la condition pour « booster » la puissance du train de la vaccination au détriment de celle du train de l’infection.

L’explication n’en est pas une, qui ne dit rien de plus que le fait que le virus-vaccin vaccine le sujet avant que le virus infectant ait eu le temps d’atteindre sa cible. Le vocabulaire n’aide pas non plus : que veut dire précisément cette notion de puissance ou de force ? Le virus virulent est censé être plus fort ( ?) que le virus atténué, réputé faible ( ?). Pourtant c’est un virus réputé faible qui assure la protection, et en même temps il faudrait qu’il soit de plus en plus virulent, lors des injections successives, pour pérenniser la protection acquise : de quoi se perdre ! Or Pasteur s’y accroche dans le cas de la rage, alors que la vaccination anti charbonneuse ne l’avait pas amené dans cette direction. Est-il vieillissant et fatigué ? Le virus de la rage serait-il d’une autre classe, lui qui ne peut être ni cultivé in vitro, ni être observé au microscope encore optique à l’époque ? Plus prosaïquement cette métaphore, difficile à contrer, n’offre-t-elle pas une excellente rhétorique pour mener, une fois de plus, la bataille de la communication ?

À l’évidence, les injections successives de virulence supposée croissante présentent l’avantage de tester à la fois l’innocuité du vaccin et son efficacité. En effet, inoculé dès le premier jour avec une moelle d’un jour au sec, un sujet quelconque n’y résisterait pas, tandis que le sujet vacciné selon le protocole pastorien survit sans symptôme, comme ce fut le cas de Meister, Jupille et les autres. Toutefois, cela soulève la question de l’étrange propriété de ce virus-vaccin antirabique : il doit être inoffensif pour ne pas tuer son hôte, et à la fois suffisamment puissant pour agir, qui plus est avec une faible durée d’incubation, afin de prendre de vitesse le virus agressif. Si la métaphore des trains fonctionne à merveille, le paradoxe n’en est pas moins patent.

Trois hypothèses indécidables

Pour tenter d’éclairer ce paradoxe, trois hypothèses ont été avancées et examinées par Pasteur qui ne semble s’être vraiment décidé pour aucune. Dans la première, un parallèle est fait avec les autres maladies infectieuses pour lesquelles un vaccin a pu être mis au point. La moelle desséchée étant censée contenir des virus rabiques atténués, ceux-ci concurrenceraient les virus virulents apportés par l’infection (morsure, plaie léchée, ou inoculation expérimentale), les empêchant de se développer. S’agit-il d’une compétition alimentaire, comme Pasteur l’avait envisagé pour expliquer l’atténuation des microbes dans le choléra aviaire ? Cette explication convainc d’autant moins qu’on ne parvient pas à cultiver le virus sur milieu artificiel, donc impossible de savoir de quoi et comment il se nourrirait. Qui aurait pu se douter à cette époque que le virus moderne ne se nourrit pas au sens où il n’a pas de métabolisme propre, découverte bien plus tardive ?

Autre paradoxe pastorien, on n’en est plus à un près ! La justification des injections successives dans le traitement vaccinatoire de la rage reposait sur l’atténuation de la virulence par la dessication de la moelle infectée dans le bocal de verre. Or Pasteur fera aussi bien l’hypothèse inverse : les moelles desséchées contiendraient des virus toujours virulents, mais en bien moindre quantité. Cette explication est compatible avec l’idée alors connue que la charge virale influence la déclaration de la maladie : il avait été empiriquement établi que la rage n’apparait pas lorsque la quantité de virus pénétrant est très faible. Cette hypothèse n’est pas sans rappeler l’antique mithridatisation. Elle consistait à faire ingérer au sujet des doses croissantes du poison auquel on voulait le rendre réfractaire, pratique qui fait penser aux actuelles cures de désensibilisation aux allergènes. Ainsi les injections successives de moelles desséchées de plus en plus fraiches augmenteraient la charge virale introduite, conférant à l’organisme une capacité croissante de résistance au virus. Ce qui ne règle pas la question du mécanisme de cette résistance.

C’est alors que Pasteur se tourne vers une idée déjà émise par d’autres : tout germe pathogène fabriquerait un facteur chimique limitant sa propre croissance. En 1880, en pleine recherche sur le charbon, le physiologiste Toussaint de l’École vétérinaire de Toulouse avait supposé que le microbe produisait une substance soluble à la propriété immunisante. Cette idée fut farouchement combattue par Pasteur qui lui préférait l’explication par le bacille atténué. Or Jules Raulin avait mis en évidence la production de tels inhibiteurs de croissance chez divers microbes. Pourquoi donc se priver de cette piste ? Voici ce qu’il note dans son cahier de laboratoire le 29 janvier 1885 :

Je suis porté à croire depuis déjà longtemps [c’est Pasteur qui a rayé] que le virus figuré rabique doit être accompagné d’une matière qui, en imprégnant le système nerveux, le rendrait impropre à la culture du microbe figuré. De là l’immunité vaccinale. S’il en est ainsi, la théorie pourrait bien être très générale. Ce serait une immense découverte.
(Pasteur Cahiers d’un savant, 1995)

Cette troisième hypothèse était envisagée plutôt comme complémentaire de la précédente : les moelles desséchées, plus pauvres en virus, contiendraient, par ce fait même, l’inhibiteur de croissance, agissant par conséquent sur le virus agressif. CQFD ! Il désigne cette matière comme « matière soluble vaccinale », dont l’effet serait d’empêcher le tissu nerveux de cultiver le virus. Et il envisage de tester l’hypothèse en vaccinant avec un filtrat de matière nerveuse rabique, au risque pense-t-il toutefois que la filtration altère cette matière vaccinale. Il envisage aussi l’échec complet de l’expérience, considérant que si l’administration journalière d’une « forte quantité d’un virus faible » ne réussissait pas

… il me semble qu’il y aurait gros à parier que l’hypothèse que le virus rabique s’accompagne d’une matière s’opposant au développement du microbe rabique ne peut se soutenir.
(Pasteur Cahiers d’un savant, 1995)

Pasteur, qui est parvenu à cultiver nombre de microbes in vitro dans des bouillons, et qui est convaincu de l’existence du microbe rabique, conçoit aisément le tissu nerveux comme son milieu de culture naturel. Ce qui est exact vu d’aujourd’hui. Sachant que nul ne pouvait imaginer alors que des molécules de la surface du virus entraineraient la réaction de défense de l’organisme pour neutraliser les virus, sans rapport avec le tissu de leur culture naturelle. Dans tous les cas, on notera le grand absent du raisonnement : l’organisme infecté ou vacciné. À chaque fois la source de l’immunité acquise est attribuée au seul microbe. Parce qu’il fabrique son propre inhibiteur. Parce qu’il est en très petite quantité. Parce qu’il est atténué, sans qu’on puisse savoir en quoi cela consiste. L’immunologie pensée comme science des interactions entre organisme et agents extérieurs reste à venir.

Nous voilà parvenus au terme de cette saga pastorienne de la vaccination dont le climax est atteint avec le cas de la rage. Elle illustre autant la force de conviction et la persévérance exceptionnelle du savant – et de son équipe, ne l’oublions pas – que le rôle important de l’expérimentation dans la découverte scientifique. Cependant on vient de voir, et on l’a vu tout au long de ces articles, que Pasteur a besoin de théories, même à peine bricolées. Car l’expérience ne suffit pas à consolider les résultats obtenus, les explications assoyant du même coup la communication dont Pasteur était passé maitre. Soulignons enfin que sans fournir d’explication convaincante de son mode d’action, Pasteur ouvre avec la vaccination de plus en plus maitrisée le chantier de l’immunologie. Il aurait été lui-même surpris par la découverte, en dehors du champ de la pathologie, des fameux anticorps, lui qui avait inauguré sa carrière de chimiste par la stéréochimie !

Références bibliographiques

Françoise Balibar, Marie-Laure Prévost (coord.), Pasteur Cahiers d’un savant, CNRS Editions, BNF, Zulma, 1995.
Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographies, 1995.
Michel Morange, Pasteur, Gallimard, 2022.