Le transhumanisme est un mouvement d’idées né en occident et dont les développement scientifiques et technologiques se sont rapidement concrétisés en Asie de l’Est. Pour ce qui est de l’Afrique, on constate ces dernières années, que cette vision du monde a suscité un intérêt croissant, au point où un débat s'est ouvert sur le projet de promotion du transhumanisme sur le continent africain. C’est ainsi qu’est née une tendance qui présente l'Afrique comme le continent d'où l'Homo Sapiens a émergé et où, il y a plus d'un million d'années, la fabrication d'outils de pierre à Olduvai Gorge, dans la vallée du Rift, a représenté la première étape du grand voyage de l'humanité pour se façonner elle-même et façonner son monde. Pour ses tenants, l’Afrique peut à nouveau, grâce à une grande créativité technoscientifique et culturelle, être transformée en un terrain de jeu fertile pour l'expérimentation et l'expansion des idées et des technologies qui permettront de concevoir son avenir et celui de notre espèce. De telles attentes appellent une réflexion sur les jeux et les enjeux du transhumanisme, ce qui ne semble pas forcément être le cas.

Réflexions sur le transhumanisme

Fort heureusement, cette lacune est comblée par le philosophe et homme politique camerounais Ebénézer Njoh Mouelle. Ce dernier est l’un des premiers, sinon le premier penseur majeur africain, à avoir développé une analyse systématique du transhumanisme, exposée dans quatre ouvrages publiés entre 2017 et 2023. Il s’agit des ouvrages ci-après :

  • ‘Transhumanisme’, marchands de science et avenir de l’homme, Paris, Editions L’Harmattan, 2017, 150 p. ;
  • Quelle éthique pour le transhumanisme ? Des « hommes augmentés » et des « posthumains », demain en Afrique ? Paris, Editions L’Harmattan, 2018, 95 p. ;
  • Lignes rouges « éthiques » de l’Intelligence artificielle, Paris, Editions L’Harmattan, 2020, 114 p.
  • Conférences sur le transhumanisme et l'intelligence artificielle (2017-2022), Paris, Editions L’Harmattan, 2023, 160 p.

Comme le dit Luc Ferry 1, l’une des caractéristiques les plus essentielles du mouvement transhumaniste tient à ce qu’il entend passer du paradigme médical traditionnel, qui a pour principale finalité de « réparer », de soigner des maladies et pathologies, à un modèle « supérieur », celui de l’amélioration, voire de « l’augmentation » de l’être humain » (p. 51). Mais les transhumanistes varient largement dans leurs suppositions, valeurs, expectations, stratégies et attitudes, ce qui pousse cet auteur à distinguer deux formes générales de transhumanisme : le transhumanisme « biologique » et le transhumanisme « cybernétique ». Mais, la distinction entre ces deux courants autorise bien des glissements, le premier transhumanisme pouvant transiter vers le second. C’est ce transhumanisme défini comme un mouvement unifié dans son intention globale qui fait l’objet des analyse d’Ebénézer Njoh Mouelle.

Vers une prise de conscience des enjeux du transhumanisme pour l’Afrique

Au fil de la publication des ouvrages sus évoqués, l’auteur s’est attelé à préciser ses positions sur la nature et les enjeux politiques, économiques et éthiques du transhumanisme. Il saisit l’occasion pour lancer un appel invitant l’Afrique à s’ouvrir à cette révolution qui se met en place. Il écrit à cet effet :

C’est pourquoi nous avons considéré en particulier le cas de l’Afrique pour sonner une sorte d’alarme invitant à ne pas demeurer des spectateurs inconscients d’un tsunami en train de se mettre en route ; car nous percevons comme bien d’autres observateurs, les perspectives d’une redoutable aggravation des inégalités que va provoquer d’ici peu dans les pays riches, le rythme des « augmentations » en capacité de toutes sortes par une minorité de familles économiquement nanties et qui vont se situer très majoritairement une fois de plus dans l’hémisphère Nord.2

Il s’agit ici d’un appel à la prise de conscience des jeux et des enjeux de ce mouvement que l’on aurait tort de considérer comme marginal en l’Afrique et dont les conséquences pourraient, une fois encore, affecter le devenir de cette partie du monde qui peine à retrouver ses marques. Il écrit encore :

Nous terminons en réaffirmant notre conviction au sujet de l’avenir de l’Afrique, qui ne consiste pas à se fermer les yeux sur les défis du présent pour chanter en permanence les louanges d’une puissance passée, désormais traitée par certain, comme un refuge par la politique de l’autruche. Il n’y aurait pas de meilleur attitude que celle consistant à faire face, sans faux-fuyant, à ces défis des temps présents, en cherchant à s’emparer des clefs modernes de la triple puissance économique, financière et technologique qui passe par le savoir-s’organiser, en vue de reconquérir une place respectable de preneur d’initiative dans les domaines clefs que sont la création des richesses, la recherche scientifique orientée vers l’innovation, dans une logique véritablement nkrumahiste de construction effective des Etats-Unis d’Afrique, seule force politique susceptible de faire échec à un nouvel apartheid global du continent » (p. 83).

Aux yeux du philosophe camerounais, le transhumanisme apparaît comme l’un des défis majeurs de notre présent. L’éveil qu’il appelle de tous ses vœux est d’autant plus urgent que ce mouvement se projette vers l’avenir en distillant une vision de l’homme, de sa nature, des relations qu’il établit avec l’univers, de la société et des relations futures que les êtres qui la composent verront s’instituer entre eux. L’impératif catégorique, pourrait-on dire à la lecture des textes de l’auteur, est que l’Afrique entre dans la danse scientifique de l’augmentation pour éviter une aggravation de sa marginalisation et la soumission à un nouvel esclavage.

Il convient cependant de bien comprendre l’auteur sur ce point : il n’est pas question de professer un technoprogressisme niais et enflammé, incapable de tenir compte de la véritable nature de la technologie et qui confond les moyens avec la fin. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle notre auteur se présente à la fois comme un technoprogressiste et un bioconservateur (op cit, p. 7). Il est plutôt question de savoir tirer parti des énormes possibilités que nous offrent la science et la technologie dans une perspective véritablement humaniste.

L’ambiguïté du transhumanisme 3

Dans son premier livre consacré au sujet, Transhumanisme, marchands de science et avenir de l’homme, Ebenezer Njoh Mouelle laisse percevoir, d’entrée de jeu, l’ambiguïté de ce mouvement. Si, en effet, l’utilisation des résultats de la science et de la technologie, notamment des NBIC (NDLR : Nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l'information et sciences cognitives, en anglais Nanotechnology, Biotechnology, Information technology and Cognitive science), à des fins thérapeutiques est souhaitable, leur usage proprement transhumaniste est beaucoup plus problématique. On veut pour preuve, la logique mercantile qui en est le substrat. Les résultats des NBIC, sont en effet déjà utilisés dans le domaine de la médecine où des greffes, prothèses, électrodes et autres implants, puces et nanorobots, sont introduits dans le corps des hommes pour palier à telle ou telle insuffisance. Les progrès les plus significatifs découlent des résultats du séquençage du génome humain, qui ont fait naître « l’ingénierie tissulaire » et l’ingénierie de la « thérapie génétique ». Il est possible aujourd’hui de reprogrammer par l’ingénierie tissulaire des cellules pour empêcher certaines maladies de se produire ou d’utiliser des cellules embryonnaires pour séparer des cellules endommagées Tout cela reste dans le cadre de ce que l’auteur appelle la sécurité-accomplissement-et-conservation de l’humain.

En revanche, le téléversement de la conscience dans la réalité virtuelle, c’est-à-dire, la fusion de l’homme et de la machine, constitue à n’en point douter, un abandon de l’humain. Le transhumanisme va au-delà de la simple réparation biologique, pour se transformer en une phraséologie opportuniste, lorsqu’il se propose de rendre la vue de l’homme comparable à celle du chat ou lorsqu’il soutient la fabrication de prothèses rétiniennes et auditives permettant de zoomer et d’augmenter les capacités de l’homme. De tels objectifs ne satisfont plus la quête de la sécurité-accomplissement-et-conservation de l’humain. Ils se présentent beaucoup plus comme étant le résultat du besoin d’enrichissement illimité, lui-même impulsé par la quête de la domination du monde. A ce propos, relève l’auteur, il n’est pas surprenant de constater que les aspirations transhumanistes sont portées par le groupe GAFA. Compte tenu de leur voracité financière, l’exploitation sans vergogne de ce marché suscite des inquiétudes, ce d’autant plus que les entreprises susmentionnées ont tendance à ravir aux États des secteurs d’activité sociale et économique, qui jusque-là relevaient de leur compétence.

La doctrine transhumaniste apparaît dès lors comme un instrument idéologique, servant de publicité en faisant rêver les foules. On comprend, par la même occasion, que les orientations prises ne se présentent pas comme une doctrine philosophique cohérente. Il s’agit plutôt d’une quête d’innovations palpables à produire, de la recherche des performances concrètes à proposer à des acheteurs en vue de l’amélioration de leurs conditions de vies (« marchands de science »).

De l’antihumanisme du transhumanisme au renouvellement de la question éthique

La mise en perspective, de ce que l’auteur appelle « valeurs-objectifs » du transhumanisme avec les valeurs de l’humanisme, révèle l’abandon, clairement perceptible dans la dénomination, de l’essentiel de ce qui fait l’humanisme. Transhumanisme et humanisme, nous dit Njoh-Mouelle, semblent n’avoir en commun que la valeur raison. L’autre grande valeur de l’humanisme, la liberté, s’est transformée en un objet de propagande. Les notions de transformation et d’augmentation n’ont rien à voir avec la perfectibilité, dans la mesure où cette dernière présuppose l’intangibilité de la nature humaine qui se trouve niée.

Cette prise de position claire sur la rupture que marque le transhumanisme avec les idéaux de l’humanisme, nous semble être constitutive de l’originalité de la réflexion de Njoh Mouelle. Car, contrairement à ceux qui ont versé dans une croyance quasi religieuse au transhumanisme, Njoh Mouelle pense que ce mouvement pose, par sa seule existence, l’urgence de la réflexion éthique, en raison de la manière toute particulière qu’il a de traiter des notions telles que la liberté, l’égalité, le bien et la dignité humaine. La question éthique se nourrit de ce que le transhumanisme menace de reconfigurer tout le champ de la relation à autrui, tant à l’intérieur des sociétés et que sur le plan international et touche à des questions sensibles qui engagent l’avenir de l’homme (implants cérébraux, manipulation des embryons, manipulations génétiques, immortalité, etc.).

De plus, notre auteur dégage les limites de la notion de libre choix individuel en raison, entre autres, du risque encouru pour la préservation de la cohésion sociale. La réflexion déployée par Njoh Mouelle n’esquive pas l’autre grand risque qu’amène le transhumanisme et que Jurgen Habermas appelle « eugénisme de choix libéral »4. Si l’auteur oppose au transhumanisme son bioconservatisme, c’est précisément en raison de son engagement éthique. Cela n’en fait pour autant pas un technophobe, comme il le dit lui-même dans Quelle éthique pour le transhumanisme (p. 8).

Enfin, dans son analyse de la question de la régulation de l'exploitation des résultats des recherches convergentes des NBIC, l’auteur insiste sur la valorisation de celles qui s'avèrent avantageuses pour l’homme. En mettant un accent particulier sur cette question, il insiste sur le fait que la régulation est destinée à protéger et à sauver l'espèce humaine de l’effacement devant les robots. C’est l’occasion, pour lui, de relever l'inefficacité des comités nationaux d'éthique, dont les avis sont rarement pris en compte par les législateurs de divers pays. Pour régler la difficulté qui surgit de cet état des choses, l'auteur propose que l'adoption des conventions internationales contraignantes soit encouragée par les instances onusiennes.

Notes

1 Luc Ferry, La révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies, Paris, Plon, Edition numérique, 2016.
2 Quelle éthique pour le transhumanisme ? Des « hommes augmentés » et des « posthumains », demain en Afrique, p. 81.
3 Le commentaire que nous faisons dans cette section s’inspire de notre recension de ‘Transhumanisme’, marchands de science et avenir de l’homme, paru dans la revue Cameroonian Studies in Philosophy, n°2, 3ème année, Paris, Dianoïa, Octobre 2018.
4 Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme de choix ? Gallimard, 2001.