J’utilise des métaphores pour exposer la vérité. Des métaphores infinies.
Elles trouvent toujours un chemin vers le cœur de quelqu’un.
C’est une lumière instantanée. Non celle que l’on voit, mais celle qui émane de l’intérieur.
Tu sais que tu es cette lumière.(Shuo Hao, Huile de vitre [2025])
Le verre peut-il devenir huile ? Des fleurs posées sur un corps blessé peuvent-elles se changer en sang ? Peut-on laver ses secrets brûlants dans les eaux froides d’un étang ? Jouer au ping-pong avec une raquette-miroir ? Souffler des bulles de savon dans le soleil ?
Chez Shuo Hao, peinture et poésie se tiennent l’une dans l’autre. Huile de vitre, titre de l’exposition et du recueil qui l’accompagne, condense ce lien entre image et langage : à la frontière du visible et de l’invisible, du mot et du silence – là où l’intuition précède le sens, où peuvent surgir l’espoir ou le miracle. De ces gestes imaginaires ou dérisoires, sans efficacité apparente, naissent une beauté silencieuse et la possibilité d’une réparation intérieure.
Le terme vient d’une croyance ancienne évoquée par le philosophe des sciences Gaston Bachelard dans La psychanalyse du feu (1938) : le verre contiendrait du feu, et l’huile de vitre – ou vitriol – en serait issue. Hao en tire une métaphore alchimique : une transmutation imaginaire, une substance irréelle, où fluide et solide, matière et esprit, se croisent pour faire émerger ce qui échappe à la surface.
Née en Chine, installée en France depuis plusieurs années, Shuo Hao marque avec cette exposition une transition vers une approche transversale : peintures, textes, meubles et objets récupérés forment un ensemble cohérent, un espace d’écoute où matières, gestes et mots dialoguent.
Pensée comme un rite, l’exposition s’inspire du Yi Jing (Livre des mutations), texte fondateur du taoïsme qui conçoit le monde comme un tissu en perpétuelle transformation. Chaque œuvre correspond à un des huit trigrammes du Yi Jing (symbole composé de trois lignes, pleines pour le Yang, brisées pour le Yin), lié à une force cosmique, une saison, un point cardinal. L’espace, conçu par Shuo Hao comme une carte énergétique, devient le support de signes en mouvement, d’un équilibre changeant entre les contraires – Yin et Yang, plein et vide, éléments, directions, cycles. Le regard y circule librement, recomposant des récits à partir d’indices semés dans un univers domestique détourné.
L’imaginaire de Hao est hybride et incarné. À ses rêves, deuils et visions, elle associe des figures mythologiques grecques et chrétiennes : Perséphone enlevée, Sainte Agathe martyrisée, Actéon métamorphosé en cerf, Léda violée par Zeus devenu cygne, Aphrodite et Adonis, Icare, Cerbère, le Sphinx. Toutes renvoient à des déflagrations : ces instants de rupture où surgissent métamorphose, sacrifice ou chute. Le feu, ici, est latent. Il brûle dans la tension entre apparition et effacement. Les œuvres deviennent des zones de passage – entre l’humain et l’animal, entre les mondes, entre douleur et transfiguration.
Le récit, comme l’image, n’est jamais linéaire. Les motifs se dissolvent et se redistribuent dans les œuvres. Ce qui importe, c’est la charge symbolique, le potentiel de transformation que chaque détail recèle. Chaque pièce ouvre une brèche, devient seuil où le regard s’égare et se régénère, dans un rituel sans début ni fin. Le spectateur avance parmi des objets devenus portes vers l’invisible ou l’intérieur.
Cette démarche fait écho à la pyroscapulomancie, une ancienne technique divinatoire où les craquelures provoquées par le feu sur des os ou des carapaces de tortue étaient lues comme signes. Le sinologue Léon Vandermeersch rappelle que l’écriture chinoise est née, non pour transcrire la parole, mais pour dessiner la divination. De même, chez Shuo Hao, l’objet – peint ou recomposé – devient trace vivante, support d’intuition. Le feu y est métaphorique mais actif : il modifie, révèle, inscrit dans la matière des signes à déchiffrer.
Ses œuvres associent peinture et éléments chinés – meubles anciens, objets glanés aux puces. Certains datent du XVIIIe siècle, d’autres sont sans valeur. Elle les découpe, les retourne, les détourne : une table devient socle, un tiroir devient oreille. L’assemblage devient une tentative de réparation. Non pas restaurer, mais faire surgir. Son esthétique du remploi joue avec la mémoire et la transformation. Totems, paravents, autels portent autant le passé que ce qui vient. Elle se dit chamane, interprète. Elle observe et recompose, écoute et invente des fictions dans des carnets anciens. Le recueil huile de vitre (en mandarin et anglais) réunit cinquante textes courts liés aux œuvres – non pas catalogue ni contrepoint, mais source, couche parallèle à l’exposition.
Sa peinture fonctionne par surgissements. Elle convoque des formes denses, des créatures légendaires, des animaux symboliques : vases, sabliers, bougies, grenades, sphinx, serpents en ouroboros. Les corps sont morcelés, les objets habités d’une force sourde. Les couleurs sont lunaires : blancs laiteux, gris argent, bleus profonds, rouges éteints. Orifices, creux, interstices – coquillages, oreilles, fleurs entrouvertes – jalonnent les œuvres comme autant de points de passage vers l’invisible. Sa technique évoque parfois les traits ornementaux d’un trumeau ou d’un camée du XIXe siècle, ou la peinture surréaliste d’un René Magritte ou d’une Léonor Fini.
Hao ne cherche pas à expliquer. Elle façonne un lieu de soin symbolique, une chapelle sans dogme où les formes disloquées retrouvent une puissance active. La matière est sondée comme dans une psychanalyse silencieuse.
L’exposition est traversée par un deuil : la mort récente de son meilleur ami. Une œuvre finale lui est dédiée – un paravent à trois portes, chiffre symbolique chez les taoïstes, synonyme d’infini et date commune d’anniversaire. Ce geste achève le rituel : huile de vitre devient un lieu de mémoire, un seuil où les morts accompagnent les vivants.
Plus qu’un titre, huile de vitre se fait image-matrice, matière poétique. L’exposition ne construit pas un monde clos. Elle laisse entrevoir des failles. Elle progresse par glissements, explore ce qui subsiste dans les objets, ce qui circule en silence. Shuo Hao compose un espace où la perte devient présence, où le geste compose une forme d’autoguérison, et où, dans le verre, persiste une lueur.
(Texte par Victoria Jonathan)