Mennour présente sa première exposition consacrée à la dernière période de l’œuvre de Gaston Chaissac (1910-1964), un artiste singulier au tournant de l’art moderne et contemporain, qui se revendiquait « artiste, poète et paysan ».
À la catégorie « d’art brut » dans laquelle ses œuvres à la spontanéité candide, aux formes simples et aux couleurs vives ont trop facilement été rangées, Chaissac préfère le terme de « peinture rustique moderne ». Dès la sortie de la Seconde Guerre mondiale, ce « peintre du village » se plaçait définitivement à contre-courant d’une scène parisienne qu’il jugeait trop intellectuelle et coupée d’une liberté formelle que seule la vie dans les « campagnes désertes » autorisait. C’est donc à l’abri du centre que l’œuvre de Chaissac se développe, à la fois dans la marginalité et dans la reconnaissance de ses pairs artistes. Pour Otto Freundlich qui lui ouvre les portes de son atelier parisien dès 1937 et l’encourage, avec sa femme Jeanne Kosnick-Kloss, à peindre : « un maître est né ». Jean Dubuffet tente en vain de le ranger dans la catégorie « art brut » et le couple d’artistes formé par Albert Gleizes et Juliette Roche le soutient. S’il est célébré par une communauté d’avant-garde, il ne parviendra que tardivement à la célébrité tant son œuvre se distingue des artistes de son époque.
Chaissac s’emploie en effet à briser le geste virtuose du peintre en lui préférant une forme de maladresse assumée : le cerné des lignes est peu assuré, délimitant des aplats colorés plus ou moins irréguliers. De ces formes géométriques émergent souvent des visages souriants, des têtes sans corps et sans genre, des figures humaines indifférenciées qui rappellent les dessins d’enfants et leurs capacités à rendre perceptible, en quelques traits, des émotions primaires comme la joie et le plaisir.
Ses peintures semblent partir de l’abstraction par le jeu des formes qu’il compose, en peinture ou par collages de papier peint, jusqu’à ce qu’un visage apparaisse — plus rarement les éléments d’un corps — à la manière de ce phénomène de paréidolie qui laisse deviner quelque chose de familier dans des formes aléatoires.
L’anthropomorphisme des œuvres de Chaissac se déploie dans ses peintures mais aussi sur ses masques et ses totems par un joyeux bricolage de planches de bois, sur des morceaux de fer récupérés ou des seaux en fer écrasé sur lesquels il vient peindre ; des matériaux humbles puisés dans le monde de l’artisanat rural et qui conservent des traces d’un usage antérieur, avec ses accidents et ses cabossages. À travers cette manière de représenter l’humanité avec une économie formelle de moyens qu’on pourrait dire enfantine ou une forme rustique de poésie, Chaissac construit une mythologie moderne peuplée de figures fantaisistes. À l’instar de Chaissac, les œuvres de Petrit Halilaj, de Camille Henrot et de Matthew Lutz-Kinoy — trois artistes de la galerie pour lesquels l’enfance et la condition humaine sont des sources essentielles d’inspiration — activent en contrepoint son extraordinaire modernité.
(Texte de Christian Alandete, commissaire de l’exposition)