On entre par un premier portail (Five swords and a now, 2025). Des flèches et des dagues ont plu de part et d’autre de l’entrée. Polies avec la technique du lucidare specchio, ‘miroir de lumière’, ces armes en bronze issues d’une guerre sans guerriers disparaissent à moitié. En s’approchant, on devine des griffes laissées apparentes sur le métal, témoins d’une violence sourde et passée. Pointes tournées vers l’extérieur, les flèches ouvrent une brèche vers le monde d’Apollinaria Broche. Celui, obscur, où les ombres revêtent des âmes et une profondeur humaine.
Au rez-de-chaussée de la galerie Hussenot, les deux premières pièces du parcours initiatique nous font basculer dans cet ailleurs. Shadow, mouvement, portal (2025) est une fille-ombre renversée, un pont physique et métaphysique entre le réel et l’inconscient. Le sulfure noir qui la recouvre crée des jeux de lumière qui la mettent en mouvement ; sculptée en bronze, on la pense inébranlable, mais elle s’apprête déjà à nous échapper. Ses pieds se font ronces et le nitrate d’argent dans lequel elle a été trempée lui donne une transparence spectrale : elle est déjà passée de l’autre côté.
La fille agit comme une porte vers la maison (Another point of reference, 2025), encore trop petite pour être habitée. Suspendue à l’envers par des fils fins et précieux, ce point de référence est intouchable et ne peut être abîmé. Il est un but à atteindre, lointain, en construction et fragile. Peu importe, car dans l’attente d’une chambre à elle, l’ombre a devancé son corps et a ‘découvert ses propres dimensions et refusé les entraves’1.
Alors, sous les fondations de la maison, Apollinaria Broche grave une inscription comme une prophétie : Home again, I know one day I’ll find my home. Et en son cœur, y plante un arbre en bronze blanc comme l’augure d’une floraison à venir.
À l’étage, l’artiste continue de cultiver son jardin dont elle fait jaillir les fleurs au fil des expositions. Ici, elle en convoque trois, comme trois Moires semblant tisser une réflexion sur le temps qui passe, celui qu’on sait nécessaire à la transformation.
Les fleurs sont mises en regard avec la série des cartes de tarot, dont les présages hantent l’exposition. Ainsi, au ‘pendu’ du premier étage se succèdent onze cartes pensées comme des basreliefs en bronze et en céramique, des vitrines où gisent des objets conservés (clés, fils, cuillères), collectés au fil des années.
Ces œuvres font écho à Sekretiki, le jeu des secrets auquel jouait enfant Apollinaria, où l’on enfermait des objets de valeur sous verre et sous la terre comme autant de capsules spatio-temporelles. Dans Sekretiki comme dans l’exposition, jeu et destin sont intimement liés et expriment une volonté de contrôle sur le hasard de la vie.
La première des fleurs, Vénus (2025), a sa tige satinée comme de la peau et entame sa transformation anthropomorphe. Elle est en équilibre sur quatre griffes ; la cinquième est une jambe humaine vêtue d’un bas résille, témoin moulé de la première recherche de sensualité. Avec ses pétales blancs en céramique largement déployés, Vénus atteste d’une libération de la chaire par la transfiguration. La seconde, Moirai and cat’s cradle (2025), dont les bourgeons sont des mains en action, indique une maîtrise retrouvée sur le destin par le jeu. Enfin la troisième, Primavera (2025), plus petite, semble combiner passé et présent pour présager avec sa couronne bleu pâle une rééclosion printanière discrète et douce, fruit du fantasme mais enfin prête à opérer le passage vers le monde du réel.
Sculptées en bronze blanc coulé autour de tiges de métal, les fleurs normalement immobiles vibrent et jouent entre elles un dialogue non verbal. Sculptrice obsessionnelle, Apollinaria est sans relâche au contact de la matière. Elle finit par la rendre sensuelle, lui prêtant les désirs parfois inavoués de son corps et de sa féminité. Elle y parvient par le travail précis des polissages, satinages, cirages et par la mise en équilibre et en mouvement des formes qui viennent soudain contrer l’immuabilité du bronze.
Apollinaria Broche se situe toujours à la frontière du froid solide et du mouvement liquide. Avec elle, les œuvres sont des corps encore chauds, animés et magiques.
En suspension, Apollinaria a trouvé refuge depuis quelques années dans une fonderie et a fusionné avec ses œuvres et leur environnement. Grâce à elles, Apollinaria rebat les cartes du jeu secret qui lui a été donné et nous invite à plonger au cœur du volcan.
Juché es avec elle sur des échasses acérées, on l’aperçoit alors au loin : le temps retrouvé.
(Texte de Justine Daquin)
Notes
1 Virginia Woolf, Une chambre à soi, 1929.