Qu’est-ce que le vivant ? La question n’en finit pas d’être posée et reposée, tant par les philosophes, les biologistes que le commun des mortels. Buffon, notre naturalise philosophe - voir ici l’article Buffon, le naturaliste philosophe -, auteur d’une célébrissime Histoire naturelle, en signe paradoxalement la mort. L’histoire naturelle est en effet surtout descriptive alors qu’il voudrait fonder une science explicative du vivant, celle que Lamarck popularisera bientôt sous le nom de biologie. Pour cela, il faut s’attaquer au « noyau dur » de ce qui demeure le plus énigmatique dans le vivant : comment il est organisé, se nourrit et se reproduit.

En reprenant à son compte et en développant le concept (en est-ce bien un ?) de « moule intérieur », Buffon fait-il preuve d’originalité ou bien est-il déjà dépassé ? Voici ce qu’il écrit : Le corps d’un animal est une espèce de moule intérieur, dans lequel la matière qui sert à son accroissement se modèle et s’assimile au total ; de manière que sans qu’il arrive aucun changement à l’ordre et à la proportion des parties, il en résulte cependant une augmentation dans chaque partie prise séparément, et c’est cette augmentation de volume qu’on appelle développement, parce qu’on a cru en rendre raison en disant que l’animal étant formé en petit comme il l’est en grand, il n’était pas difficile de concevoir que ses parties se développaient à mesure qu’une matière accessoire venait augmenter proportionnellement chacune de ces parties. (…) Or, que peut-il y avoir qui prescrive en effet à la matière accessoire cette règle, et qui la contraigne à arriver également et proportionnellement à tous les points de l’intérieur, si ce n’est le moule intérieur ? Il nous paraît donc certain que le corps de l’animal ou du végétal est un moule intérieur qui a une forme constante, mais dont la masse et le volume peuvent augmenter proportionnellement, et que l’accroissement, ou, si l’on veut, le développement de l’animal ou du végétal, ne se fait que par l’extension de ce moule dans toutes ses dimensions extérieures et intérieures, que cette extension se fait par l’intussusception 1 d’une matière accessoire et étrangère qui pénètre dans l’intérieur, qui devient semblable à la forme, et identique avec la matière du moule.

(Buffon, 1884)

La problématique du vivant

A chacune des trois questions suivantes, deux options sont possibles.

1) Y a-t-il communauté de nature et de composition de la matière ?

  • a. La matière vivante est radicalement distincte de la matière inerte.

  • b. Il existe une communauté de nature entre le vivant et le non vivant, à une échelle qu’il convient d’identifie.

2) Les lois régissant toute matière sont-elles communes ?

  • a. Le vivant dispose de ses lois propres, radicalement distinctes de celles qui régissent le monde physique.

  • b. Le vivant obéit aux lois et aux principes de la Physique, dans des conditions particulières qu’il reste à déterminer.

3) Qu’est-ce qui structure, organise le vivant ?

  • a. Le vivant recèle en lui-même ce qui permet à ses structures de s’établir, de se maintenir et de se transmettre à la génération suivante.

  • b. Le vivant est façonné de l’extérieur comme les objets fabriqués ou certains objets naturels (à l’image de la vallée façonnée par l’érosion).

Ces questions ne sont toujours pas tranchées quand Buffon s’y intéresse. Son mérite aura été d’essayer de les traiter conjointement et non séparément. D’où ses contradictions, puisqu’il se rend compte au fond que chacune des thèses en présence contient une part de vérité.

Mécanisme et vitalisme : la double panne

Le mécanisme, porté à son apogée par Descartes, retient les réponses de type (b) aux deux premières questions. Pour ce qui est de la troisième question, elle semble indécidable. Même les mécanistes sont partagés : la réponse (b) – le vivant façonné – apparait plus mécaniste que la (a) mais implique un mystérieux potier dont les mécanistes se méfient ; la réponse (a) dénie l’intervention du créateur sans donner la moindre explication rationnelle.

Le vitalisme est un peu logé à la même enseigne, qui opte sans hésiter pour les réponses (a) aux deux premières questions. Tandis qu’il pourrait aussi bien s’accommoder de la contribution d’un créateur que s’en passer.

Ce problème de la structure, encore appelé problème de la forme, pour employer le terme utilisé par Aristote, est évidemment le plus difficile. Si Descartes semble l’avoir évacué, Buffon veut le réintroduire, à condition de trouver une explication rationnelle et pas surnaturelle. Mais en a-t-il les moyens ? Le microscope est déjà assez perfectionné, mais personne n’est en mesure d’interpréter correctement les observations, Buffon pas plus que les autres. La théorie cellulaire ne sera ébauchée qu’à partir des années 1830. La chimie est en revanche peu avancée ; elle fera un bond à partir de la fin du XVIIIe siècle, notamment sous l’impulsion de Lavoisier. Or Buffon n’est pas chimiste et il meurt un an avant la parution du Traité élémentaire de chimie, dans lequel la chimie du vivant qui y est exposée demeure de toute façon balbutiante.

Processus destructeurs et processus constructeurs

Aristote a posé le principe que toute matière est corruptible – a minima dans son monde sublunaire – selon un processus spontané, ce qui sous-entend qu’il n’est dirigé par aucune force. Il n’est que d’observer la décomposition de tout cadavre et l’altération de toute roche (au moins de surface) pour s’en convaincre. Quid alors des processus constructeurs ? La physique d’Aristote ne s’est guère étendue sur ce point, le Stagirite faisant appel à l’âme pour informer la matière : littéralement la mettre en forme, lui donner une structure dans les objets naturels, vivants autant qu’inertes. Puisque pour les artéfacts humains, c’est nous qui les fabriquons. Or cette âme demeure mystérieuse, quoiqu’il en ait contesté la source transcendante de son maitre Platon, la plaçant au contraire dans l’immanence de l’ici et maintenant, au cœur des êtres et consubstantielle de leur « chair ».

Pourtant, évacuer le divin, en toute bonne posture scientifique, ne donne pas la solution du problème. L’âme informant la matière se fait – pour employer la terminologie moderne – information. Buffon ne dit pas autre chose : le moule intérieur prescrit « à la matière accessoire (il s’agit de la matière d’origine alimentaire) cette règle » et la contraint « à arriver également et proportionnellement à tous les points de l’intérieur (…) ».

Or le vitalisme dont l’ébauche se perd dans la nuit des temps pose l’existence d’une force vitale qui viendrait s’opposer à la corruption naturelle. Il faut bien en effet qu’une force agisse, aussi bien pour empêcher que les particules se séparent que pour rassembler des particules éparses et les lier en un tout structuré manifestant de ce fait des propriétés inédites.

Or il n’est pas certain qu’on parle de la même chose. La force vitale entend s’opposer à la décomposition et assurer ainsi la construction puis le maintien de la structure qui, sans elle, se déliterait. Le vitalisme marque de cette façon une rupture paradigmatique entre les sciences, puisqu’il affirme que le vivant désobéirait en quelque sorte aux lois de la physique. Ce faisant, il règle – provisoirement – le problème de la forme par une explication qui demeure strictement verbale et ne s’applique qu’au vivant ; laissant entière et aux bons soins de la physique l’explication des structures inertes (minéraux, roches et autres structures terrestres et célestes).

La réconciliation entre la biologie et la physique fut tardive, à l’arrivée de la thermodynamique au XIXe siècle. Non sans résistance des vitalistes à un mécanisme actualisé sous les couleurs du physicalisme. Nous savons en effet à présent que les processus constructeurs sont endergoniques (réclament un apport d’énergie) à l’opposé des processus destructeurs exergoniques qui libèrent de l’énergie, expliquant leur caractère spontané. La physique actuelle explique donc parfaitement la possibilité de la construction, à condition que lui soit couplée une décomposition de matière fournissant l’énergie nécessaire à son accomplissement. Alors, exit la force vitale ?

Pas si sûr, si cette force vitale change son fusil d’épaule. Car si le couplage énergétique conforme aux principes de la thermodynamique – ouf ! – garantit que le vivant obéisse bien aux lois de la physique, on ne comprend toujours pas comment est dirigée – Buffon à juste titre dirait est prescrite – cette construction. Comment, avec les mêmes pièces élémentaires, peut-on obtenir ici une structure de chat et là une forme d’écrevisse ou de platane ? C’est ce que Buffon a tenté d’expliquer, comme nous allons le préciser dans l’article à suivre.

Notes

1 pénétration intime et insertion au sein d’une matière existante.

Références bibliographiques

Aristote, Histoire des animaux – Traduction, présentation et notes par Janine Bertier, Folio Gallimard 1994.
Buffon, Histoire naturelle – Choix et préface de Jean Varloot, Folio Gallimard 1984.
Patrick Dupouey, Épistémologie de la biologie, Nathan Université 1997.
Yves Zarka (avec la coll de Germain M-F), Buffon, le naturaliste philosophe, Chemins de tr@verse 2013.