Depuis longtemps le soleil ne tournait plus autour de la Terre.
Tout le contraire.

(Henri Michaux, Ecce homo)

A l'heure où le recul de la rationalité en occident semble attesté au point de voir revenir ici ou là les représentations du monde les plus archaïques assorties d'un doute systématique opposé aux conquêtes de la science, un tel titre peut sembler provocateur. Et assurément, il l'est, tout en étant cependant des plus sérieux. Il résulte de deux approches, l'une faible et l'autre forte :

  1. les enseignements de la physique elle-même relativement à la notion de référentiel depuis Galilée qui constituent la première ;
  2. pour ce qui concerne la seconde, que l'on pourrait qualifier faute de mieux d'onto-anthropologique, qui rassemblerait notamment dans son champ de pertinence une ontologie proche de certaines prémisses berkeleyennes, une phénoménologie qui interrogerait le fantasme d'une approche exhaustive du réel ainsi qu'une téléologie critique de la connaissance. Cette deuxième approche constitue évidemment le cœur de mon propos, quand la première me permet d'aborder incidemment quelques questions intéressantes au sujet des notions de relativité et d'absolu.

Il est tenu pour évident depuis Galilée, qui confirma en 1632 la thèse héliocentriste présentée en 1513 par Copernic dans son Commentariolus, que la terre tourne bien autour du soleil, et non l'inverse, qui avait été soutenu jusque là par le système ptolémaïque. La question ici en jeu concerne la notion de référentiel, ce système de coordonnées considéré comme fixe, relativement auquel tout mouvement s'organise, notion qui avait accompagnée l'énonciation paradoxale, pourrait-on dire dans le cas qui nous occupe ici, par Galilée du principe de relativité. Cette notion, pour peu qu'on l'interroge de façon exhaustive, n'est pas sans poser de nombreux problèmes épistémologiques plus ou moins importants, parmi lesquels on peut entre autre dégager les suivants, du plus superficiel au plus fondamental : si "le mouvement est comme rien", comme le disait Galilée, le mouvement de la terre peut-il être considéré de façon absolue, et la proposition de Copernic n'appelle-t-elle pas une précision sémantique lors de son énonciation ? La proposition d'Auguste Comte, fidèle aux conclusions tirées de la relativité galilléenne, "Tout est relatif, et cela seul est absolu" est-elle pertinente dans un sens strictement physique, ou bien est-il possible de maintenir une hypothèse pensable et définissable, toujours dans un sens strictement physique, d'un référentiel absolu, auquel tous les autres seraient asservis ? Si tel est le cas, quelle en serait la nature, et de quelle façon pourrait-on le définir ? Et enfin : quel statut phénoménologique exact peut avoir un référentiel inaccessible autrement que par une opération de la pensée, comme le centre d'une étoile, d'un trou noir – grand sujet de certains secteurs de l'astrophysique depuis Stephen Hawking notamment, - sans parler des spéculations à la mode chez certains physiciens des plus sérieux sur d'éventuels univers parallèles ? Quelle pourrait être sa validité dans l'ordre de la connaissance envisagé de manière exhaustive, c'est-à-dire ne se satisfaisant pas exclusivement d'un formalisme mathématisé cohérent, mais incluant une réflexion épistémologique autant que phénoménologique sérieuse, ordonnée à une véritable téléologie de la connaissance ?

Argument faible : au sujet de la relativité

La relativité formalisée par Galilée puis par Einstein exprime une réalité très simple : que toute position ne prend sens que relativement à un certain référentiel. Qu'est-ce qu'un référentiel ? L'origine de toute notion de référentiel est : là où se tient le sujet incarné, dans l'ordre tant spatial que temporel ; cet état initial sert de point de cristallisation au développement plus abstrait de la notion telle qu'elle a été ensuite mise en œuvre dans les travaux de ces deux grandes figures de la science. La relativité nous enseigne qu'il n'y a pas de référentiel absolu, et que suivant cette considération le soleil n'a en soi pas de prétention plus valide que la terre à faire valoir en cet ordre. Dire que la terre tourne autour du soleil n'est pas en toute logique plus vrai que de prétendre l'inverse, sauf à invoquer une raison d'échelle où la hiérarchie des structures est formellement signifiante, ce qui autorise une plus grande efficacité et élégance des calculs. Ainsi la terre tourne autour du soleil relativement à un point de vue très lointain qui autorise à considérer le système solaire dans son ensemble, qui constitue ici le référentiel à partir duquel la proposition est édictée. A contrario, le soleil tourne autour de la terre relativement à un observateur situé sur la terre, qui dans ce cas sert de cadre référentiel. Dire que la terre tourne autour du soleil est donc incomplet, et partant, imprécis, donc faux. La bonne proposition est : la terre tourne autour du soleil dans le cadre du référentiel constitué par le système solaire, dont le centre est le soleil. Dire que le soleil tourne autour de la terre ne peut être similairement exact que si l'on précise : relativement à un observateur placé à sa surface – et cette proposition devient fausse si l'on affirme que le soleil tourne autour de la terre au sein du système solaire. Dans la proposition tenue pour correcte par la science, exact contraire de celle qui constitue mon titre provocateur, se trouve présent de manière tacite un cadre implicite. Or, cet implicite informulé du système solaire choisi comme référentiel est loin d'être neutre, même si ce choix résulte avec évidence d'une recherche de clarification, de simplicité calculatoire, et partant d'élégance formelle, comme nous l'avons évoqué plus haut, ce que Henri Poincaré appelait avec la prudence épistémologique qui le caractérisait des commodités. Il implique de fait, comme tout choix, outre ses indéniables avantages, des renoncements aux conséquences plus ou moins désirables, résultant elles-mêmes d'un certain nombre de points aveugles épistémologiques. Car penser un centre quel qu'il soit n'est accessible pour une conscience réflexive que par une opération de la pensée s'imaginant, même de façon indiscernable et résiduelle, figurer elle-même en ce centre. Or, la conscience est toujours en dernier ressort conscience incarnée.

Mais avant d'explorer plus avant ce point, il est souhaitable de s'attarder sur l'affirmation d'Auguste Comte que j'ai citée plus haut, pour en interroger la signification exacte : "Tout est relatif et cela seul est absolu". Il s'agit là à l'évidence d'une synthèse tirée des conclusions auxquelles Galilée était parvenu, conséquences qu'Einstein viendra confirmer, non sans établir que certaines constantes, comme celle de la vitesse de la lumière, semblent incidemment être également absolues. Une expérience, cependant, pose question. En 1851, le physicien Léon Foucault, après quelques essais préalables, suspend une sphère métallique au bout d'un câble de 67 mètres de long fixé au sommet de l'intrados de la coupole du Panthéon à Paris. Il imprime, une fois stabilisés tous les mouvements indésirables, un mouvement pendulaire à l'ensemble, et constate une déviation du plan d'oscillation, facilement repérable au sol. Cette déviation indique le mouvement de rotation de la terre, le plan d'oscillation du pendule de Foucault étant indépendant de lui. Si ce plan est indépendant du référentiel terrestre, la question qui se pose est la suivante : quel est le référentiel du pendule de Foucault ? Cette question est susceptible d'être appliquée également à un système comme un gyroscope, par exemple, qui semble également disposer d'un référentiel autonome. Le physicien allemand Ernst Mach a avancé dans les années 1870 une conjecture que l'on a appelée le Principe de Mach, selon laquelle le référentiel du pendule de Foucault ou d'un gyroscope serait la sommation de toutes les autres masses présentes dans l'univers, c'est-à-dire le point d'équilibre local de toutes les relations que ces masses entretiennent relativement les unes aux autres. Il est intéressant de noter au passage que ce que ce référentiel désigne concerne l'univers tant dans sa dimension matérielle et spatiale que temporelle, dans la mesure où l'on tient pour valide la théorie du big bang et de la singularité initiale, dont l'univers présent est issu. Ce Principe de Mach est resté à l'état conjectural, dans la mesure où l'état actuel de la science n'est pas en mesure de le confirmer ni de l'infirmer expérimentalement. Il introduit malgré tout un paradigme relationnel très puissant : le référentiel absolu serait constitué de l'interaction relationnelle de toutes les masses formant l'univers. En d'autres termes, le point référentiel ultime et non relatif serait d'essence relationnelle, ce qui ouvre par extrapolation une perspective des plus fascinantes sur l'essence fondamentale du réel, ce qu'exprime dans un raccourci d'une grande profondeur la proposition d'Auguste Comte. On pourrait infléchir simplement sa proposition ainsi, afin d'en rendre le sens profond plus explicite : "Tout est relationnel, et cela seul est absolu".

Argument fort : l'approche onto-anthropologique

Reprenons à présent au point précédent, là où nous l'avions laissé : comme nous l'avions vu, la terre tourne autour du soleil, relativement à un point de vue spécifique. La vue, directement impliquée dans la possibilité d'existence d'un point de vue quelconque, est le fait d'un organe sensoriel propre à certains êtres vivants parmi lesquels figure l'être humain, même s'il se distingue de tous les autres par ses facultés cognitives exceptionnelles. Or, il n'existe aucun point de vue réel qui puisse autoriser un être humain à observer dans une expérience incarnée directe le système solaire dans son ensemble – ne serait-ce déjà que parce que les échelles réelles des corps célestes le composant ainsi que les distances les séparant rendraient optiquement l'expérience irréalisable, en raison de leur incommensurabilité. Mais cette remarque ne revêt qu'une importance secondaire. Ce qui est premier est constitué par le fait que le seul endroit où un être vivant puisse exercer durablement sa vision est exclusivement la terre elle-même, dont il est étroitement et indéfectiblement dépendant pour sa simple survie – a contrario des rêves de conquête et de colonisation spatiale qui ignorent ou feignent d'ignorer les données les plus élémentaires du réel au profit de fantasmes d'évasion, ce qui n'est pas fortuit. Nous nous trouvons là devant une des premières conséquences directes de cette allégeance à une rationalité formaliste qui a rendue l'émergence de la science moderne possible : la mise entre parenthèses, voire la récusation de notre inscription incarnée au sein du monde, et de notre relation d'interdépendance à lui. Telle était d'ailleurs l'origine du projet pythagoricien, explicitement proclamé dans ses prémisses : s'affranchir de ce qui dans notre condition est transitoire et corruptible et de ce qui dans notre nature est assujetti à la mort. Thématique loin d'être épuisée de nos jours, comme on peut le constater dans les professions de foi de certains initiateurs fortunés de projets de recherches les plus en pointe depuis quelques années. On peut voir ainsi la relation étroite que la science entretient dans son principe et pour ainsi dire consubstantiellement avec la question de la finitude, qui est bien le sceau de toute condition humaine.

Le mouvement de Ptolémée à Copernic, du géocentrisme à l'héliocentrisme, est ainsi le mouvement allant d'une appréhension cognitive du monde incarnée, et ce faisant centrée sur le sujet, vers un décentrement idéel marqué par un assèchement formaliste de cette appréhension, concomitant de sa progressive mathématisation. Il s'agit en fait d'un des principaux actes de naissance de l'abstraction moderne, qui signe l'avènement du dualisme scientifique moderne, indissolublement lié à une récusation de notre condition incarnée qui en constitue mécaniquement le pendant inverse. Ce dualisme scientifique a prospéré sur un malentendu des plus insidieux quant à la nature exacte de la structure trinitaire constituée par la conscience humaine, la connaissance et le monde. En effet, le point aveugle le plus essentiel de l'abstraction est qu'elle manque consubstantiellement de mémoire et se pense autonome, oubliant d'où elle vient et ignorant qu'elle est habitée d'une fondamentale transitivité: ce qui est abstrait est irrévocablement ce qui est abstrait de : abstrait d'une partie plus ou moins étendue du réel, en situation de précession sur tout acte de cognition, réel dont le soubassement est en premier lieu matériel et concret – du moins dans l'ordre de notre progressif accès à ses multiples étagements, au cours de notre propre ontogenèse. J'ai présenté ailleurs ce que j'appelle les étagements du sujet, au nombre de sept, qui correspondent à autant d'étapes de l'avènement, du développement et de l'éveil progressif du sujet humain au monde. Je les rappelle ici pour mémoire: au soubassement du sujet se trouve logiquement le corps, première et indispensable étape qui conditionne les suivantes; se trouve ensuite la sensitivité, constituée par la somesthésie couplée à la proprioception; la sensibilité, au sens affectif du terme constitue le troisième; puis vient le sens associatif ou symbolique, premier marqueur de l'absence, responsable des formalisations représentatives; en cinquième position vient l'intelligence, puis en sixième le sens spirituel et enfin, couronnant l'édifice, le sens éthique. Ce que j'appelle plus haut le sujet humain est la circulation relationnelle complexe et spécifique de ces étagements successifs qui soutient le sentiment irréductible - c'est-à-dire non susceptible d'être soumis à un quelconque réductionnisme - et indéfinissable d'exister exprimé par l'usage pronominal "Je". Le terme "sujet" provient du latin sub – jacere, littéralement ce qui est jeté ou placé dessous, ce qui offre à la précédente définition un solide étayement qui n'appelle pas davantage de commentaires, même si la polysémie du terme mérite que soient prises quelques précautions pour son usage. La procession de ces étagements du sujet que nous venons de présenter est également celle de l'élaboration progressive du réel en tant qu'il est le fruit des noces du monde tel qu'en lui-même, ou monde-en-soi et de nos facultés cognitives progressivement acquises et développées au cours de leur interaction avec lui. J'établis ici, comme on le voit, un net distinguo entre les notions de monde et de réel, qui n'ont absolument pas le même statut. Le monde, que je préfère appeler monde-en-soi est le donné substantiel, en situation fondamentale de précession relativement à l'émergence de toute conscience, qui se développe en interaction relationnelle avec lui et s'en trouve façonnée au même titre qu'il s'en trouve modifié en retour. Le monde se trouve modifié de deux manières par la conscience réflexive qui porte son regard sur lui: l'une, évidente et vérifiable, trop souvent de façon funeste d'ailleurs, selon l'ordre physique et substantiel de sa transformation par la technè humaine - je ne m'attarderai pas sur ce point; l'autre, bien moins considérée si ce n'est même envisagée, porte sur la modification ontologique profonde que ce regard porté sur le monde lui communique, et la dignité spécifique proprement miraculeuse et étonnante qui en retour caractérise notre présence en son sein. George Berkeley a jeté les prémisses de cette réflexion, dont les fruits se sont immédiatement gâtés en raison d'une assignation abusive à un idéalisme dogmatique étroit, assignation qui a fourvoyé l'héritage de son intuition puissante en des conclusions absurdes et insoutenables, résultant d'une mauvaise compréhension selon moi de ses propositions. La principale thèse de Berkeley tient en peu de mots : Esse est percipi (aut percipere) : être, c'est être perçu (ou percevoir). Il a soutenu, dans la droite ligne de cette proposition, que le monde n'existerait pas sans une instance perceptive. La proposition est dangereuse, dans la mesure où elle menace d'enfermer dans cet idéalisme dogmatique sans issue que l'on a appelé l'immatérialisme - quoiqu'il faut distinguer avec grande précision quel statut réel Berkeley donnait à la notion de matière, et qu'il vise manifestement en ce terme la réduction formaliste qui en était donnée par l'approche scientifique naissante de son époque. Il s'est exprimé par ailleurs sur cette question de la façon suivante : "Je ne raisonne contre l'existence d'aucune chose que nous puissions saisir par les sens ou par la réflexion. Que les choses que je vois avec mes yeux et que je touche de mes mains existent, qu'elles existent réellement, je ne le mets pas le moins du monde en question. L'unique chose dont je nie l'existence est ce que les philosophes appellent Matière ou substance corporelle. Et en cela je ne fais aucun tort au reste des hommes, qui, j'ose l'assurer, ne s'apercevront jamais qu'elle leur manque. Il est vrai que l'athée n'aura plus le prétexte du nom vide (je souligne, car ce terme est de première importance) qui lui sert à soutenir son impiété. [...]"1

Deux axes sont à repérer ici : la question de l'existence du monde, d'une part, terme qui en réalité doit être soigneusement analysé et défini afin de mieux cibler ce dont il est réellement question ; la notion d'abstraction et le statut ontologique réel de ce qu'elle désigne ou prétend désigner, d'autre part.

En réalité, le procès d'idéalisme immatérialiste fait à Berkeley est à mon sens un faux procès, initié sur une interprétation de sa pensée dépourvue de profondeur et de finesse. Revenons au terme précis situé au cœur de la controverse, utilisé par Berkeley d'une manière parfaitement idoine, mais souffrant d'être tel quel une passerelle trop fragile et précaire pour atteindre le référent précisément visé pour ne pas nécessiter quelque clarification : to exist. "The hardness or softness, the colour, taste, warmth, figure, and such like qualities, which combined together constitue the several sorts of victuals and apparel, have been shown to exist only in the mind that perceives them [...]"2 To exist… : emprunté d'après le Littré au latin classique existere ou exsistere, composé du préfixe ex et du verbe sister, forme dérivée de stare, être debout, être stable. Exister, c'est littéralement se tenir fermement hors de soi, se manifester. Ce que pointe ici Berkeley, c'est que le monde dépourvu de toute conscience réflexive susceptible d'en attester l'être, cette absence étant poussée même au point qu'on ne puisse même pas envisager de se la représenter sous peine d'avoir précisément là une preuve a contrario qu'elle est factice voire inimaginable, ce monde dépourvu de toute conscience réflexive, dis-je, n'existerait pas au sens propre du terme exister et serait au mieux relégué dans une inaccessible indistinction nocturne – si tant est que cela ait encore un sens de tenter de qualifier en ce cas le monde de quelque manière que ce soit, voire même de parler de monde. Car en effet exister c'est se tenir hors de soi, comme nous l'avons vu, ce qui nécessite une instance réflexive au moins partiellement hors du monde autorisant l'attestation de son effectivité ontologique. C'est le rôle spécifique de l'être humain, qui se trouve de ce fait investi de la dignité éminente d'être en quelque sorte dans l'ordre de l'être la clef de voûte nécessaire à la complétude ontologique du monde. Il constitue de fait le lieu paradoxal abritant un principe d'extériorité présent au cœur du monde même. Un principe d'extériorité au sein d'un ensemble fermé : voilà une étrange topologie qui est porteuse de questionnements conduisant à un vertige certain, pour peu qu'on s'y arrête avec attention. Lorsque Berkeley emploie le verbe to exist, c'est dans ce sens très précis et dans ce sens seulement qu'il convient de le comprendre, ce qu'il semble préciser dans le paragraphe 35 de ses Principes cité plus haut. Sa proposition Esse est percipi (aut percipere) : être, c'est être perçu (ou percevoir) est un axiome ontologique d'une portée fondamentale qui définit l'être comme devant nécessairement être attesté réflexivement pour atteindre sa complétude, ou plus encore: comme l'attestation même de l'être par lui-même. On trouve là le même type de renvoi spéculaire que dans la définition biblique de Dieu, en Exode 3:14, אֶהְיֶה אֶהְיֶה אֲשֶׁר ('Ehiéh 'asher 'Ehiéeh), littéralement "Je suis qui Je suis", ou "Je suis Celui qui est". Et de fait, si l'être n'était jamais susceptible de pouvoir être perçu ou pensé, si aucune conscience réflexive n'exerçait sa puissance ne serait-ce que pour tenter de penser la signification de son propre effacement, il ne serait qu'une déclinaison du néant. Car penser son propre effacement n'est pour la conscience qu'une attestation de plus de sa propre existence : si la conscience ne peut se concevoir sans le monde dont elle est issue, le monde ne se conçoit pas sans la conscience qui seule autorise l'achèvement de sa complétude ontologique.

On comprend donc à présent la pertinence et la parfaite soutenabilité de la proposition berkeleyenne avançant que sans l'homme, le monde n'existe pas, et que les existences respectives de l'homme et du monde se soutiennent mutuellement de manière commutative, au sens rigoureux du terme exister analysé plus haut. Du reste, le mathématicien et philosophe René Thom ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme à propos de la question ouverte de la précession entre espace-temps d'une part et particules et radiations d'autre part : "[…] il convient peut-être d'accepter l'idée que l'espace-temps n'est pas l'entité première. Il pourrait y avoir des entités plus fondamentales, en un certain sens plus "psychiques", à savoir plus liées au psychisme de l'observateur". Et plus loin : "Je pourrais même admettre qu'il y a quelque chose de vrai dans cette vision de l'univers, où l'entité primitive est le phénomène perçu par l'observateur".3 (C'est René Thom lui-même qui souligne ici). L'ontologie qui se dessine ici ouvre sur le constat qu'il n'y a pas de possibilité de penser de façon segmentée le monde et notre présence en son sein. Le mouvement de l'être le conduit nécessairement au parachèvement d'une torsion réflexive ultime sur lui-même. Notre présence dans le monde n'est donc pas fortuite mais nécessaire, et la preuve de cette nécessité est fournie ex post du simple fait de notre présence. On peut incidemment extraire également des considérations précédentes que l'existence du monde est toujours partielle, car fragmentée dans la multiplicité des perceptions individuelles dont le tressage relationnel forme la trame du réel, tel que je le définis plus haut.

Sur la notion de "Matière ou substance corporelle", à présent, que Berkeley qualifie de manière limpide de "nom vide", empty name. En raison de ce que nous venons de voir à l'instant, la faculté de concevoir de manière décorrélée d'une appréhension sensible la matière comme étendue et substance hors de tout lien avec les spécificités propres à toute matière réelle, consistance, couleur, nature, etc… telle qu'elle est perçue précisément dans toute expérience sensible est très exactement ce que vise Berkeley lorsqu'il récuse l'existence effective de quoi que ce soit qui réponde au terme de matter. Ce terme n'est en fait qu'un artefact hors sol issu de la fonction de classification du langage, qui hypostasie dans un formalisme vide les données d'une expérience initialement sensible en en récusant l'ancrage initial. Ce point relève du reste pour partie des questions soulevées initialement par le nominalisme. Il s'agit ici de la problématique attachée à la notion d'abstraction, que nous avons abordée plus haut et qui signe en fait et en dernier recours une récusation de l'incarnation. Lorsque Berkeley parle d'empty name, il propose là en germe une critique fondamentale du formalisme scientifique qui connaîtra une grande fortune dans les siècles suivants.

Par ailleurs, Berkeley parle de l'impiété de l'athée qui emploie ce type de termes vides : qu'est-ce à dire, loin des éventuelles querelles cléricales ou théologiques obtuses qui ont rendu ce type de propositions et le vocabulaire qui les soutient inaudible pour nos oreilles ? La récusation de la transitivité réelle et fondamentale de l'abstraction, c'est-à-dire, comme le logicien Ferdinand Gonseth s'est attaché à le montrer dans son ouvrage Les mathématiques et la réalité, de l'ancrage initial irréfutable de toute pensée abstraite dans une expérience sensible incarnée préalable est structurellement une récusation de ce qui précède. Ce qui précède, c'est-à-dire ce qui était en ce monde avant nous, qui venons après. Ce fait se manifeste déjà de façon spectaculaire ne serait-ce qu'en nous-même : lorsque nous venons au monde, nous nous précédons nous-mêmes, en ce sens que notre propre corps précède l'émergence en son sein d'une conscience réflexive qui ne se manifeste peu à peu que plus tard : nul ne se souvient de ses premiers instants ou même de ses tout premiers mois, et pour cause. Ce fait évident et facilement démontrable nous met en situation de secondarité relativement au monde et nous soumet structurellement à la question de l'origine, de ce qui précède, de ce qui est avant. Le qualificatif de Père donné à Dieu ne dit rien d'autre, à telle enseigne qu'une définition très suffisante de Dieu serait "Ce(lui) qui précède". C'est en ce sens que Berkeley parle de l'impiété de ceux qui utilisent des mots vides, mots amputés de leur ancrage initial et référentiel dans le monde qui appartient à l'ordre de la priméité.

Ceux qui s'y livrent deviennent athées de ce fait, ou symétriquement emploient ces empty words parce qu'ils le sont préalablement, au sens que nous venons d'expliciter à l'instant. Un des mérites et non des moindres de ce que permet de comprendre Berkeley ce faisant est qu'il y a une intentionnalité tacite derrière un semblable mésusage de la langue, intentionnalité qui sert un véritable projet, dont il devient problématique au moins depuis les propositions contenues dans les Recherches sur l'origine de la vertu morale de Bernard de Mandeville de soutenir encore qu'il fût jamais inconscient.4 Car le processus historique qui s'est déployé dans l'avènement de la science autorisé par cette réduction formaliste du langage brocardée par Berkeley et l'évidement référentiel qu'il implique ne nous a que trop montré la matrice qui le sous-tend: cette matrice est constituée en dernier ressort par l'asservissement de la notion de vérité à une logique d'efficacité, c'est-à-dire de proche en proche, puis en dernier ressort de mise en coupe réglée du monde. Cette mise en coupe réglée a été rendue possible par la croissance concomitante de la science, de la technique industrielle et du marché, sombre trinité qui s'est faite prescriptrice du vrai, reléguant aux oubliettes ce qui pouvait entraver sa marche, ou pouvait laisser entrevoir la fragilité axiomatique de ses prémisses. Et de fait, il y a bien une finalité instrumentale subtilement entremêlée au rationalisme moderne et consubstantielle au développement de la science qu'il a rendu possible : par exemple, la fameuse "élégance" chère aux physiciens, car économe en énergie spéculative est appuyée sur un critère d'efficacité qui a été repéré par Guillaume Carnino comme le grand ancêtre de la rationalisation techno-industrielle5.

C'est ainsi que pour ma part je comprends le congé un peu hautain et expéditif qui a été signifié à certaines des propositions de Berkeley, arrivées en un monde qui n'était pas disposé à les comprendre pour ce qu'elles signifiaient véritablement, dans la mesure où elles auraient risqué dans le cas contraire d'entraver la bonne marche des dispositions dans lesquelles s'était engagé son siècle. On peut au passage noter ce qu'il y a de piquant et de paradoxal dans le reproche d'immatérialisme qui lui a été fait par des tenants de la relégation de l'expérience sensible.

Ces dernières considérations impliquent que soit mise en place une véritable réflexion sur ce qu'on pourrait appeler une téléologie de la connaissance, en raison des émergences destructrices qui gisent dans les points aveugles de toute approche spéculative du monde dès lors qu'elle fait système et se pose en paradigme normatif. Il est bien clair que je ne remets absolument pas en cause la légitimité de ce qu'Einstein appelait "expérience de pensée" ni la puissance et la pertinence des résultats auxquels elle peut conduire. J'interroge simplement la signification implicite dont une approche formaliste mathématisée du monde est porteuse et les conséquences d'ordre symbolique auquel elle conduit, qui sont loin d'être neutres. Il me semble indispensable de les prendre en compte avec le plus grand sérieux dans le cadre de cette téléologie de la connaissance que j'appelle de mes vœux, afin que la connaissance en général et la science en particulier ne courre pas le risque de se transformer en arme contre l'être humain lui-même qui en établit les conditions de possibilité. Il en résulte une nécessité de toujours aborder la connaissance en terme de finalité. Que vise en dernier ressort la recherche de la vérité, peu à peu envisagée exclusivement affublée de l'épithète scientifique, et intégrée à des processus d'exploitation technique, puis industrielle et enfin marchande ? Quelle place dans cette recherche revient précisément à l'être humain, tant comme opérateur de cette recherche que comme destinataire intentionnel de ses effets sous certaines modalités exclusives (progrès technique, confort, etc…) ou encore plus certainement comme victime collatérale de ses effets (destruction industrielle des équilibres naturels, pollution, iatrogénicité) ? Ces questions impliquent que soit réinterrogée à nouveaux frais cette notion de vérité et que son statut épistémologique soit clarifié avec soin ; que soient abordés également notre place et notre rôle exact dans cette recherche, une fois congédié le dualisme moderne. Je les ai du reste explorées aussi loin que j'en étais capable dans mon précédent travail, Sur un nécessaire réexamen des fondements axiomatiques de la rationalité contemporaine.

Je signale simplement ici, en remontant ab ovo à la bifurcation antique qui a mené dans l'histoire de la pensée à l'émergence progressive des problèmes soulevés plus haut, que la tradition philosophique a retenu de la philosophie grecque l'idéalisme platonicien et le pragmatisme méthodique aristotélicien en rejetant avec dédain les possibles perspectives offertes par un Protagoras, par exemple, dont la formule célèbre "L'homme est la mesure de toutes choses" n'a conduit Platon qu'à intenter aux dérives dont elle était porteuse le procès en relativisme arbitraire que l'on sait, qui mériterait d'être au moins partiellement révisé. Comme Gonseth le montre au premier chapitre de l'ouvrage précité, même dans les mathématiques, le dernier bastion platonicien n'est plus tenable si on le soumet à une analyse critique approfondie (Mythe de l'existence des objets mathématiques, de la vérité mathématique, du caractère transcendant des lois logiques). Or il est tout à fait possible d'entendre une semblable assertion dans le cadre de cette téléologie de la connaissance dont j'analyse les implications dans l'article précité. Lorsque je parle d'un éventuel réexamen de Protagoras il va donc de soi qu'il ne s'agit pas du personnage dont les travers ont été caricaturalement dépeints par Platon et que son obsession chrématistique suffit à discréditer par avance. Si cependant on veut bien considérer que son œuvre ne nous est pour ainsi dire pas parvenue, les quelques rares fragments qui subsistent permettent d'entrevoir les contours possibles d'une pensée qui peut être comprise dans un cadre qui semble promettre beaucoup plus que l'horizon peu enviable dessiné par les dérives sophistiques absurdes présentées dans les dialogues de Platon. Dès l'émergence de leur civilisation, les Grecs avaient eu une profonde intuition d'une nécessité de recourir à un détour mimétique corporel dans tous les ordres de l'expression humaine. La table de mesures, gravée au IVème siècle avant Jésus-Christ, que l'on connaît sous le nom de "pierre de Salamine", semblable à celles qui servaient à l'élaboration des monuments, atteste l'utilisation exclusive des mensurations du corps humain comme unités de référence : brasse - envergure des bras ouverts en croix - coudée, empan - largeur d'une main ouverte, de l'extrémité du pouce à celle de l'auriculaire - pied, y compris dans ses variantes locales. Les grandeurs retenues pour l'édification des temples et des autres édifices se rapportaient ainsi dans toutes leurs dimensions à des multiples de ces différentes parties du corps dont Pythagore avait établi au VIème siècle qu'elles étaient en relation de proportions les unes avec les autres, suivant le nombre irrationnel.


China

soit environ 1,6180339887, autrement appelé "nombre d'or". Les proportions du corps humain6 se retrouvaient donc dans la structure des grandes constructions de la Grèce antique, comme le fameux architecte romain du Ier siècle avant notre ère, Vitruve, l'avait relevé, ce dont Léonard de Vinci donnera une illustration célèbre en 1490 avec son Homme de Vitruve au corps inscrit dans un cercle parfait tangenté d'un carré à sa circonférence inférieure. Mais la mathématisation systématique du réel dont l'école pythagoricienne portait le dessein projeté dans une semblable attention aux lois arithmétiques et géométriques extraites des rapports proportionnels du corps humain, ne constituait pas l'horizon exclusif du génie hellène, qui, si l'on peut dire, allait bien au-delà. L'extraordinaire complexité de l'architecture du Parthénon d'Athènes, à la stéréotomie chirurgicale où aucune pierre n'est taillée comme celles qui l'entourent, vise, en tenant compte des artefacts perceptifs liés à l'œil humain, à donner une idée incarnée de la perfection géométrique, où une ligne doit être courbée d'une manière très subtile pour paraître droite. Cette leçon architecturale qui atteste un sens géométrique perdu car adressé à un spectateur de chair et de sang sans exprimer un formalisme géométrique froid et absolu, et témoigne donc d'une certaine façon d'une géométrie véritablement phénoménologique avant l'heure, ouvre la voie à une possible réhabilitation d'un Protagoras jusque là caricaturé et - du moins sur ce plan - injustement calomnié, dont notre monde aurait bien besoin à présent.

Pouvoir affirmer que la terre tourne autour du soleil implique donc en quelque sorte le coup de force d'un exil du centre cognitif vers un nouveau centre dépourvu d'intentionnalité et d'incarnation. Ce point révèle une étrange parenté avec le rêve leibnizien exprimé dans la Characteristica universalis, cette langue universelle caractérisée par la faculté qu'elle prétend offrir dans des domaines relevant autrefois de la controverse comme la métaphysique, par exemple, de pouvoir décider de la pertinence de toute proposition par un simple calcul - Goedel et Turing ont montré d'ailleurs qu'il n'existe pas d'algorithme permettant de trancher sur la vérité d'une proposition donnée. Cela implique que soit ignorée l'essence fondamentalement représentative du langage, qui ne se confond pas avec la réalité ontologique et substantielle de ce qu'il désigne, et conduit à sa réduction strictement formaliste et partant à celle du réel, directement corrélée à une éviction de la référentialité substantielle du monde. En dernier ressort celle-ci emporte avec elle la récusation de l'incarnation. Tout ceci pointe vers un fantasme d'autonomisation de la pensée par rapport à l'écrin complexe qui autorise son émergence et sa temporaire permanence. Ceci n'est pas sans rappeler les fantasmes de toute puissance des enfants en bas âge qui prétendent ne s'autoriser que d'eux-mêmes. Et on le voit bien: le point de vue général autorisé par la science au terme de multiples réductions représentatives et d'expériences de pensée auxquelles notre condition incarnée est paradoxalement toujours associée, bien qu'en ce dernier mouvement elle se retrouve niée, n'est autre que celui de Dieu lui-même, être omniscient, tout puissant et affranchi de tout déterminisme, qui peut tout voir et tout comprendre, et dont la fournaise des soleils, le vide de l'espace et la densité insondable des trous noirs ne sont pas susceptibles de jamais pouvoir menacer l'existence.

La possibilité de toute manifestation du monde à lui-même et de toute connaissance le concernant réside en nos facultés réflexives et font de nous le véritable centre de l'univers, au sens où tout ce qui est connaissable converge vers l'attestation réflexive du monde sous les espèces du réel, fruit de ses noces avec nos facultés cognitives. C'est en cela que non seulement le soleil, mais encore l'univers tout entier tournent autour de la terre – de manière métaphorique, est-il besoin de le préciser ? - lieu de notre existence auquel nous sommes irrémédiablement attachés par des liens de dépendance extraordinairement complexes, qui seuls ont rendu et rendent notre vie possible, et avec elle l'exercice de notre stupéfiante et fondamentale fonction, qui est une fonction royale : celle d'être la clef de voûte ontologique du monde, qui, autorisant qu'il se penche réflexivement sur lui-même, assure le parachèvement de sa complétude dans l'ordre de l'être.

(Cet article correspond à une conférence donnée dans le cadre du séminaire de philosophie de la nature tenu à l’Institut de Philosophie Comparée de Paris le 10 juin 2022)

Notes

1 George Berkeley, Principes de la connaissance humaine §35.
2 Id. § 38 "La consistance dure ou molle, la couleur, la saveur, la chaleur, la figure et autres semblables qualités qui forment par leurs combinaisons les différentes sortes de comestibles et de vêtements, on a fait voir qu'elles existent seulement dans l'esprit qui les perçoit.".
3 René Thom, Paraboles et catastrophes, entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, page 35, Ed. Flammarion, coll. Champs sciences, 1983.
4 Voir à ce sujet le remarquable ouvrage de Dany Robert Dufour, Baise ton prochain, ed. Babel, 20 octobre 2021.
5 Guillaume Carnino, L'invention de la science, la nouvelle religion de l'âge industriel, L'univers historique, Seuil, avril 2015.
6 La distance allant de la ligne des épaules au sommet de la tête rapportée à la longueur de la tête; la distance allant du nombril au sommet de la tête rapportée à celle allant de la ligne des épaules au sommet de la tête; celle séparant l'extrémité des doigts du coude rapportée à celle qui s'étend entre le poignet et le coude; etc.