Pasteur est presque au sommet d’une célébrité bien assurée grâce à ses multiples travaux et succès, entre autres, sur les fermentations, la maladie du ver à soie et surtout la vaccination contre la maladie du charbon qui décimait le bétail. Il lui manque pourtant la consécration. Avec la rage, c’est l’humain qui va entrer en scène, et la lui apporter. Non sans aviver, s’il en était encore besoin, la critique que lui firent bon nombre de médecins, tout juste condescendants envers ce chimiste qui s’était mêlé de biologie, de médecine et d’hygiène. Avec la rage, Pasteur ouvre surtout le chantier de l’immunologie, discipline qu’il ne crée pas mais qui ne cessera de se développer après lui, apportant l’éclairage théorique qui lui avait manqué.

Comme on l’a vu précédemment, Pasteur vise, avec la rage, un double objectif : poursuivre la mise au point de vaccins de nature à soulager les maux de l’humanité, tout en assurant à son laboratoire la célébrité, source d’honneurs autant que de revenus : car expérimenter coûte cher, et il faut financer la création du fameux Institut.

Un labo transformé en ménagerie, non sans risques

Délaissant progressivement les travaux sur la fièvre jaune et le choléra où il fut pris de vitesse par son concurrent allemand Koch, très affecté en outre par la mort en 1883 de son collaborateur Louis Thuillier des suites du choléra contracté au Caire, Pasteur va se concentrer davantage sur la rage. De 1881 jusqu’à l’été 1884, les expériences se déroulent rue d’Ulm, dans des conditions difficiles avec toute la ménagerie qu’elles nécessitent et avec des risques pour les opérateurs. Assez vite, on investit la rue Vauquelin puis les caves du lycée Rollin pour loger le chenil. On va même jusqu’à louer des niches chez des vétérinaires. L’école vétérinaire de Maisons-Alfort est aussi mise à contribution.

René Vallery-Radot, gendre de Pasteur, a décrit une scène terrifiante, qui ne lui en fait que plus admirer son beau-père. Au tout début des expériences, on utilisait la bave du chien enragé pour contaminer les lapins. Soit il fallait que le lapin fût mordu, soit on devait prélever la salive du chien. Tâche qu’accomplit Pasteur sans hésiter, penché avec un tube pour aspirer la salive, sur la gueule attachée du chien furieux et maintenu de force sur une table. Plus tard, on mit au point le prélèvement de moelle ou de cervelle, sans diminuer les risques pour les expérimentateurs. La nièce de Roux, Marie Cressac, a décrit à son tour une scène étonnante.

[Roux], Chamberland et Thuillier se penchaient autour d’une table. Un grand chien y était attaché, les muscles contractés et les crocs découverts. (…) Que la bête, malgré les précautions prises, leur fît faire un faux mouvement, que l’un d’eux se blessât avec son scalpel, qu’une parcelle de la moelle rabique pénétrât dans la blessure, et c’eût été la perspective de semaines s’ajoutant aux semaines au long desquelles on se fût demandé avec angoisse : la rage va-t-elle oui ou non se déclarer ? (…) Au début de chaque séance, un révolver chargé était placé à la portée de leurs mains… S’il arrivait malheur à l’un des trois, celui des deux autres qui aurait le plus de courage lui tirerait une balle dans la tête. (…) Ce n’étaient plus des ‘’chercheurs’’ que le travail méticuleux du laboratoire absorbait, mais des pionniers, des aventuriers de la science.
(cité par Debré, 1995, p. 457)

Les expériences consomment beaucoup d’animaux. Il faut pouvoir s’étendre et travailler plus à l’abri, car les chiens enragés ameutent le quartier. Un endroit est repéré dans le bois de Meudon, mais la population se dresse contre le projet et la presse dénonce les « enrageurs ». Finalement, à l’été de 1884, la famille Pasteur emménage dans le domaine de Villeneuve-l’Étang, situé dans le parc de Saint-Cloud, où bientôt seront élevés une soixantaine d’animaux sous la garde d’un ancien gendarme. Cette installation va déchaîner les foudres des antivivisectionnistes qui ont pris beaucoup d’influence en Angleterre et en Allemagne. En France les campagnes contre la vivisection se doublent des critiques à l’encontre de Pasteur. Cette publicité s’avère paradoxalement utile puisque Pasteur reçoit des lettres de personnes qui se proposent comme cobayes humains.

Car c’est là l’idée centrale et le pari de Pasteur : traiter des humains et s’assurer ainsi de la validité et de l’innocuité de son protocole. Ce qui l’amènera à solliciter l’empereur du Brésil Pedro II pour pratiquer des tests sur des condamnés à mort, ce qui est interdit en France. Le souverain refuse car la peine de mort vient d’être abolie dans son pays. L’occasion sera donnée à Pasteur sur des cas de rage humaine avérés ou suspectés, comme l’a décrit l’article La rage : du virus au vaccin ou du vaccin au virus. Dans des conditions à l’éthique discutable, à une époque où l’on était certes moins regardant, encore que les médecins veillassent au grain. Un déficit d’éthique passé au second plan devant le succès remporté.

Cet épisode peu glorieux sera ainsi analysé plus tard par son disciple Charles Nicolle :

Il était possédé de cette témérité irrésistible qu’un délire sacré inspire au génie. La conscience du savant étouffait la conscience de l’homme.
(cité par Debré, 1995, p. 462)

Mais pour l’heure, on est encore sur le chien.

La recette du vaccin antirabique : Pasteur ou Roux ?

Le 26 octobre 1885, Pasteur annonce à l’Académie des sciences qu’il a mis au point un procédé sûr pour le chien.

Voici les moyens de rendre un chien réfractaire à la rage en un temps relativement court. Dans une série de flacons dont l’air est entretenu à l’état sec par les fragments de potasse déposés sur le fond du vase, on suspend chaque jour un bout de moelle rabique fraîche de lapin mort de la rage, rage développée après sept jours d'incubation. Chaque jour également, on inocule sous la peau du chien une pleine seringue de Pravaz de bouillon stérilisé dans lequel on a délayé un petit fragment d’une de ces moelles en dessiccation, en commençant par une moelle d’un numéro d’ordre assez éloigné du jour où l’on opère, pour être bien sûr que cette moelle n’est pas du tout virulente. Des expériences préalables ont éclairé à cet égard. Les jours suivants, on opère de même avec des moelles plus récentes, séparées par un intervalle de deux jours, jusqu’à ce qu’on arrive à une dernière moelle très virulente, placée depuis un jour ou deux seulement en flacon. Le chien est alors rendu réfractaire à la rage. On peut lui inoculer du virus rabique sous la peau, ou même à la surface du cerveau par trépanation sans que la rage se déclare.
cité par Debré, 1995, p. 455)

Il est si sûr de lui qu’il écrit à Jules Vercel, son ami d’Arbois :

Je n’ai pas encore osé traiter des hommes après morsures par chiens rabiques. Mais ce moment n’est peut-être pas éloigné et j’ai grande envie de commencer par moi, c’est-à-dire de m’inoculer la rage pour en arrêter ensuite les effets, tant je commence à m’aguerrir et à être sûr de mes résultats.
(cité par Debré, 1995, p. 456)

Comment en est-on arrivé là ? Au laboratoire, l’équipe de Pasteur a l’habitude de soumettre les microbes à toutes sortes de traitements, aussitôt testés sur des animaux. Le chauffage et l’oxygénation des cultures ont permis d’aboutir au vaccin du charbon. Or le virus de la rage ne peut être cultivé in vitro. Qu’à cela ne tienne. Puisque le tissu nerveux est son milieu favori, pourquoi ne pas traiter ce tissu comme on le fait d’un vulgaire bouillon de culture ? Or ce n’est pas Pasteur qui en a eu l’idée. Son neveu Loir racontera plus tard l’anecdote décisive.

Loir et Pasteur entrent un jour dans la salle d’étuve pour déposer des matras de culture que Loir avait préparés sur les instructions du maître. Il fait 37°C, aussi on n’a pas l’habitude de s’y attarder. Le regard du maître est pourtant attiré par un flacon de 150 cm3 muni de deux tubulures destinées à établir un courant d’air. Dans le récipient, pend par un fil un morceau de moelle épinière de lapin. Loir écrit que Pasteur « tombe en arrêt » devant ce montage. Il poursuit le récit, qui n’est guère à la gloire du savant renommé.

Dans l’après-midi, Roux arriva et je l’entendis crier : ‘’Petit !’’ (c’était sa façon de m’appeler). Je le vis devant la porte ouverte de la salle des ensemencements. ‘’Qui est-ce qui a mis là ces trois flacons ?’’ demanda-t-il en désignant la table – ‘’C’est M. Pasteur. – Il est allé dans l’étuve ? – Oui. – Il a vu le flacon qui était sur mon rayon ? – Oui.’’ Il n’y eut plus un mot. Roux prit son chapeau, descendit et sortit en claquant la porte de la rue d’Ulm avec violence, comme il le faisait quand il était en colère. Un grand drame venait de se jouer. Je le compris plus tard. Je ne l’entendis plus jamais dire un mot à Pasteur au sujet des flacons et je ne sais s’ils en parlèrent jamais entre eux, je ne le crois pas. Mais, à partir de ce moment-là, la rage devint lettre morte pour Roux, il cessa de s’en occuper et ne vint plus au laboratoire de la journée. (…) C’est avec les flacons déposés sur la table de la salle des ensemencements que Pasteur obtint l’atténuation du virus de la rage.
(cité par Debré, 1995, p. 454)

Les conditions sont à présent réunies pour passer à l’essai humain. Toutefois, plusieurs questions continuent d’intriguer. Outre celle du virus invisible, comment ce vaccin agit-il ? Comment se fait-il qu’il soit nécessaire de pratiquer autant d’injections successives ? Et comment un vaccin, qui est censé protéger en amont de la contamination, peut-il agir comme un traitement chez le sujet où la rage a commencé de s’installer ?

Références bibliographiques

Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographies, 1995.
Michel Morange, Pasteur, Gallimard, 2022.