Des impostures, les citoyens ne sont pas dupes. Empêchés toutefois de nommer leur désenchantement, ils sont conduits à se tourner vers les solutions simples qui leurs sont proposées : diverses formes d’extrémismes, un nationalisme illusoire et récupéré … « Populiste, le Vlaams Blok capitalise sur cet abandon de la ville. Tout lui profite : les revendications sécuritaires, la présence des immigrés, clandestins ou non (évalués à une vingtaine de mille seulement pour une population d’un demi-million d’âmes), l’inégalité des transferts Nord-Sud, les maigres effectifs de police, la désintégration des valeurs familiales, les femmes qui ne font plus assez d’enfants pour perpétuer la belle « race » flamande, le chômage des jeunes, les peurs des anciens, sans oublier la prostitution, une activité phare, qui leur fait gagner beaucoup de voix1 ».

La contestation européenne réveillée à l’occasion de la ratification du Traité de Maastricht (1991) ne s’est plus assoupie depuis bientôt trente ans. Elle prend appui sur un chômage persistant, des écarts croissants entre riches et pauvres, une incapacité - ou un manque de volonté - constante des Etats de l’Union Européenne de limiter l’immigration à celle concédée par les Parlements Nationaux représentant leurs citoyens, une insécurité personnelle, professionnelle et économique sans cesse accrue. Ces motifs de contestations naissent de perceptions de l’opinion publique. Ils sont cependant sans cesse niés par les autorités.

Cette situation n’est pas étrangère, observait Loretta Napoleoni dans son ouvrage Economia Canaglia, à celle qui, en Italie, préluda à la Seconde guerre mondiale « Après avoir obtenu, en 1922, du Roi Emmanuel III, la fonction de premier Ministre, Mussolini mit en route une série de réformes économiques qui peu à peu permettent à l’Etat d’affaiblir la nation. Comme les politiciens modernes, le Duce est maître de l’illusionnisme au point de cacher la nature élitaire du fascisme derrière une rhétorique populiste endormante … sa force s’appuie sur l’influence de personnalités puissantes et porteuses d’autorité qui appuient le leader fasciste et sur le prestige desquels ce dernier peut compter pour le protéger contre les conséquences d’une éventuelle révolte … de même que l’actuel Etat-marché, la nation n’intéresse pas Mussolini. Ce qui l’intéresse, c’est de préserver les privilèges de l’élite qui le soutient, et qui contrôle la finance et l’économie … L’économie fasciste s’appuie sur la nature répressive et corrompue de l’Etat … Si l’économie fasciste ignore les exigences des masses, sa rhétorique en est obsessionnée. Les discours populistes du Duce, le triomphe de l’’italianité’, l’allusion aux qualités extraordinaires du peuple italien, sont des messages de marketing donnés en pâture à la population épuisée par une longue guerre et appauvrie par la crise économique. Derrière ces paroles habilement prononcées se cache le véritable objectif du fascisme : la sauvegarde d’une classe élitaire qui a découvert en Mussolini une défense précieuse contre les mouvements révolutionnaires2 ».

Et l’auteur poursuit en observant que le tribalisme de l’Etat fasciste porte ainsi le germe du régime répressif policier : « Le modèle économique fasciste est utile aux pays opprimés par la morsure de la dépression. Le tribalisme d’Etat remplace le libéralisme économique donnant à l’Etat carte blanche en matière d’économie. Du Japon à la Hongrie, de l’Argentine à l’Espagne, de l’Allemagne au Brésil, les dictateurs fascistes montent au pouvoir sous la bannière du populisme et du tribalisme d’Etat … (Aujourd’hui), les gouvernements attribuent la crise économique aux principes démocratiques3 » …

Face aux déficits démocratiques, le pouvoir représentatif perd progressivement toute crédibilité. Les contestations citoyennes sont alors récupérées par les sphères d’influence de nos sociétés, prenant les formes du nationalisme (terme qui sera ici utilisé au sens large, régionalisme, extrémisme, mouvements de classes et de catégories totalisants …) enraciné dans de multiples terres.

Ces mouvements, progressivement constitués en partis politiques « de rechange », se fondent généralement sur l’idéologie. Parfois ouvertement racistes jusqu’à y intégrer les symboles du nazisme, les mouvements d’extrême-droite, parce que plus organisés, en sont la manifestation la plus visible.

Dans l’histoire, nazisme et communisme ne furent jamais autre chose que des formes rhétoriques diverses de totalitarisme, l’un et l’autre avec ses excès de violences sous prétexte de « pacifier » la société. L’histoire dira si depuis le début du troisième millénaire, ces deux expressions n’ont pas à présent conflué dans un même « mouvement ».

De nos jours, les mouvements fascistes se fondent sur l’expérience concrète et pratique de secteurs « menacés », sinon sur des groupes sociaux qui se sentent exclus, prenant dans ce dernier cas les formes de l’extrême-gauche.

Des groupes sociaux qui généralement se sentent menacés. Ainsi, les industries manufacturières du Nord de l’Italie voient dans « Bruxelles » (c’est ainsi qu’ils qualifient l’Union Européenne) le responsable des nouveaux risques encourus : pression d’une immigration incontrôlée sur les salaires et la qualité des emplois, invasions des marchés locaux et d’exportation, à des prix défiant toutes concurrences, par des produits d’origine étrangère où l’on ne respecte ni les normes de sécurité ni les droits sociaux …

Les habitants de régions « mono-culturelles » se coalisent en mouvements de défense locale, l’intérêt du « village », bien souvent à court terme, occultant dès lors, aux yeux des habitants, les intérêts communs à plus long terme. Les négociations épiques, ponctuées de violentes manifestations, pour la ligne TGV Lyon-Turin en offrirent l’exemple.

D’autres « nationalismes », plus ou moins voilés, trouvent écho dans certaines zones des classes dirigeantes qui se sentent menacées par les changements « structurels » ou « fonctionnels », donnant aux hommes politiques d’une part, et aux fonctionnaires des administrations de l’autre, l’impression de perdre le contrôle, de perdre leurs pouvoirs, de perdre leur sens et leur raison d’être …

Pertes moins effectives d’ailleurs dans la réalité qu’ils ne le prétendent, car la globalisation, et l’Union Européenne en particulier, servent souvent d’alibi pour occulter la responsabilité des décisions moins populaires, quand ce n’est pas pour voiler la défense d’intérêts très particuliers.

Pour exemple, ce n’est pas sans motif que la Sicile reprend périodiquement, à la suite de la Ligue Lombarde, des velléités d’autonomie comme elles se sont déjà manifestées dans les années soixante-dix, et à nouveau vers 1992. Car il est plus facile de régner en maître sur un territoire restreint sur lequel on peut mobiliser la population autour d’un ‘idéal identitaire’ et rejeter à l’extérieur le responsable de tous les maux.

Ce dernier devient ainsi un excellent camouflage pour toutes les impostures, les rapines de fonds publics, les abus de position dominante. Qui détermine le prix d’un marché public lorsque ce dernier n’est soumis à aucune concurrence venue d’ailleurs, de groupes étrangers « non contrôlables », de groupes « qui ne doivent rien » aux dirigeants en place, parce qu’ils n’en attendent rien dans le futur ?

A la lumière des Balkans ces vingt dernières années, on comprend mieux pour quel motif la polarisation de la population autour d’une cohésion identitaire permet tantôt de justifier (on « préfère » l’entrepreneur local … et pour cause, c’est lui qui, avec les gains effectués, grâce au contrat public, payera aussi, aux frais du citoyen, la campagne électorale du politicien qui lui a octroyé la manne), tantôt d’occulter de fructueuses affaires. La cohésion identitaire permet aussi, en concentrant les ressources locales et les pouvoirs locaux en quelques mains, de tenir la population sous sa coupe, redevable de tout dans un système où les faveurs remplacent les droits.

Confrontés à de tels procédés, les petits pays, comme la Belgique où tout le monde connaît tout le monde et « personne ne veut se mettre à dos personne4 », où gouvernements de gauche et de droite s’alternent et se coalisent depuis des décennies pour se partager le pouvoir, courent déjà plus de risques que les grands. Que dire de régions comme la Sicile, la Corse, la Flandre et de ceux qui veulent suivre la voie ouverte par ces dernières ?

Que deviendra la Catalogne si l’Union Européenne lui ferme ses marchés ? Le problème se pose déjà du destin de le Royaume-Uni après BREXIT au cas où ses voisins ne lui donneraient pas les opportunités économiques nécessaires pour résister aux sirènes des capitaux sans foi ni loi qui se pressent aux portillons. A ce jour, on ne sait encore publiquement à qui profitent ces irrédentismes récents qui font la fronde sur le continent européen.

Serait-ce un hasard qu’au moment même où la défiance envers le politique risque de faire perdre le pouvoir à ceux qui depuis toujours jouissent des avantages du système, les « démocraties » accroissent ouvertement leurs déficits démocratiques par toutes sortes de barrières à l’accès à la représentativité, dressées contre ceux qui « ne font pas partie du système » : seuils de représentation au parlement de plus en plus élevés, listes « bloquées » aux élections avec pour conséquence cette impossibilité pour les citoyens de choisir leurs candidats, prise de contrôle de la presse pour éviter que tout ce qui perturbe le système puisse venir à connaissance des citoyens …

Tout cela a pour conséquence de boucher toute issue de renouvellement physiologique et démocratique … et de jeter les citoyens dans les bras de ceux qui sont là pour les recevoir : ceux qui leur promettent de tout arranger et qui se constituent ainsi en source unique de pouvoir pour des électeurs désabusés.

Pendant ce temps, il n’y a personne pour dire que la Sicile, la Calabre, et les pays d’Europe de l’Est où un système similaire était déjà en place sous le communisme et sous des formes hybrides s’y trouve encore à ce jour, personne pour dire que ces territoires qui « se sont rendus », qui ont abdiqué leurs indépendances de libres citoyens, sont parmi les plus pauvres d’Europe. Et personne pour dénoncer les malversations de leurs dirigeants, au détriment des portefeuilles des citoyens abusés.

1 Carrozzo Sergio, « Marée de scandales, montée de l’extrême-droite », Le Monde Diplomatique, mai 1995 : « Discrédit politique en Belgique : Commissions occultes sur marchés publics alimentant les caisses des partis, mort violente de hauts responsables, démissions en série de personnalités politiques et poursuites judiciaires, la Belgique est à son tour menacée par une marée de scandales qui minent la solidarité nationale. L’extrême droite en profite pour renforcer son influence, tandis que, à la veille des élections générales du 21 mai, la suspicion entourant les formations démocratiques au pouvoir grandit ». Carlander Ingrid, Anvers la cosmopolite, Anvers la brune : « Ce fut un coup de tonnerre : en octobre 1994, l'extrême droite obtenait 28 % des suffrages aux élections municipales à Anvers. Elle compte bien consolider encore son pouvoir lors de la consultation du 21 mai dans le grand port et dans toute la Belgique ».
2 Napoleoni L., L’Economia Canaglia, Il Saggiatore, p. 244-246, passim.
3 Napoleoni L., ibid., p. 248.
4 C’est ainsi que, dans le cadre de l’affaire Dutroux concernant l’assassinat de plusieurs fillettes dans un contexte de pédophilie, un juge d’instruction avait ouvertement refusé de suivre certaines pistes d’enquête « car il ne voulait pas jeter un coup de pied dans la fourmilière de Charleroi », ville belge notoirement sous la coupe de la mafia italienne. En 2020, cette affaire risque donc de refaire surface.