La galerie Xippas est heureuse de présenter Something Else, une exposition d’envergure d’Yves Zurstrassen, qui se joue au rythme du free-jazz et explore les potentialités de la peinture abstraite. L’exposition rassemble sur les deux étages de la galerie des œuvres de 2014 à aujourd’hui.

Bien que la peinture d’Yves Zurstrassen, toujours en mouvement, ne cesse d’évoluer à travers les années, il y a quelque chose qui y reste intact : le désir de croiser le geste pictural expressif – intuitif et libre – à des formes calculées, précises et mathématiques. Ces dernières resurgissent ici et là, à la surface des toiles, pour donner la structure et introduire un rythme régulier ou syncopé à l’ensemble lyrique des compositions. Dire de ces formes qu’elles ‘resurgissent’, ce n’est pas tourner les choses poétiquement. Le processus créatif passe – ou plutôt se dénoue – exactement par cette étape. Mais avant d’arriver à la culmination promise, le tableau se construit, phase par phase, acte après acte, en croisant plusieurs techniques et en s’appropriant – toujours en vue de les détourner, voire déconstruire – les pratiques artistiques qui ont écrit l’histoire de l’abstraction au XX siècle.

L’aventure picturale commence par l’application de la peinture sur la toile, afin de créer un fond uniforme – un point de stabilité, une scène à l’image du monochrome qui ne restera vide que pour peu de temps, avant que les rideaux ne s’ouvrent et que la performance théâtrale se déclenche. Ensuite, avec le recours à la technique du collage, la véritable action se met en place. Ainsi, des pochoirs de papier journal vierge, produits à l’aide d’une machine à découper connectée à l’ordinateur, sont collés directement sur la peinture encore fraiche et mouillée du fond. Ces membranes d’une extrême finesse la recouvrent partiellement par des formes ornementales et répétitives, labyrinthiques mais précises, en multipliant des lignes rythmiques, des péripéties ou encore des accidents soigneusement agencés, nécessaires pour renforcer la tension dramatique. Ce qui suit, c’est une pause – une sorte d’entracte – qui dure le temps du séchage, indispensable pour que la construction, au moment où elle redémarre, garde les couleurs dans leur forme pure et lumineuse, sans qu’elles soient altérées par leur rencontre trop précipitée.

Ensuite, l’on passe au deuxième acte, et là, l’intégralité de la surface est recouverte de nouveau, mais cette fois-ci avec la peinture, jusqu’à ce qu’il ne reste aucune zone vide. Pourtant, il n’est plus question de créer quelque chose d’uniforme ou de revenir en arrière à l’étape de monochrome par laquelle la construction du tableau est déjà passée. Au contraire, le pinceau se promène librement sur la surface, déjà couverte par la peinture et rythmée par des collages de papier fin, et, en la recouvrant de nouveau avec une matière picturale riche, laisse après soi les traces prononcées de son passage. Les gestes expressifs font basculer la structure préalablement méditée et la dissimulent à la vue par des lignes épaisses et imprévisibles. En théâtre, une pareille scène où tout est mêlé, voilé, obscurci, aurait été appelée un nœud : le point culminant de l’intrigue. Ainsi, l’on anticipe déjà que ce qui va suivre est la résolution définitive du conflit qui aura rétabli l’ordre harmonique des choses. Tout se passe grâce à une péripétie finale : les pochoirs, d’abord collés, puis recouverts de peinture, sont enfin décollés de la surface faisant ainsi apparaître la couleur du fond – rouge, noir, blanc – à la manière d’une fenêtre qui, au moment où elle s’ouvre, permet une vision fragmentée sur ce qui se cache derrière la façade. Ce moment de décollage est crucial : il ne fait pas seulement resurgir des formes rythmiques du fond vers la surface en basculant la relation entre « l’arrière » et « devant », mais laisse aussi un témoignage à partir duquel le processus même de la création de chaque tableau peut être

reconstruit. Ainsi, comme sur un site de fouilles, il devient possible de deviner toutes les étapes par lesquelles la toile a dû passer pour se stabiliser dans sa forme actuelle et ainsi faire de l’archéologie de la peinture.

Les toiles plus anciennes – surtout les petits et les moyens formats, que Yves Zurstrassen considère comme des « lieux de recherche » – résultent exactement de ce procédé-ci, et font resurgir sur la surface picturale des motifs ornementaux et vertigineux. Les tableaux plus récents de très grand format s’inscrivent dans une logique d’évolution qui pourtant ne devient possible que grâce au regard en arrière. Sauf que cette exploration du passé n’est pas celle de l’histoire mais du vocabulaire de l’artiste auquel il revient souvent. Ainsi, sur ces toiles, l’utilisation de pochoirs fait apparaître des formes lyriques et expressives qui proviennent d’œuvres plus anciennes. Ces dernières, soigneusement classées dans les archives personnelles de l’artiste, ont été d’abord photographiées, puis traitées numériquement pour enfin réapparaître sur les nouvelles toiles en changeant autant le médium que la nature du geste qui les a produites : de la peinture, elles ont été transformées en collage, tandis que l’expressivité de leurs formes s’est déconstruite. Pourtant, ce changement de médium n’est que temporaire, car pour Yves Zurstrassen, le collage reste une étape à dépasser. Littéralement, – les pochoirs ne sont appliqués que pour être ensuite décollés. Ainsi, des motifs mélodiques anciens s’incarnent de nouveau dans la peinture, afin d’y trouver une deuxième vie et explorer leurs propres limites à travers cette nouvelle interprétation.

La peinture d’Yves Zurstrassen, c’est une activité, un processus, un geste, immobilisé sur la toile faisant se condenser trois espaces-temps – l’intrigue, le développement de l’action, le dénouement – en un seul moment, celui du présent. Avant tout, c’est du rythme qui se joue en contrepoint avec la liberté de l’improvisation. C’est le rythme du free-jazz, plus précisément, que l’on reconnaît dans les compositions visuelles de Yves Zurstrassen et qui, d’ailleurs, l’accompagne quand il peint.

Le jazz, – Matisse le traduit en collage, Cortazar en fait de la littérature ; Yves Zurstrassen fait encore something else : il le transforme en peinture. Après tout, ce n’est pas par hasard que le titre de l’exposition rejoue celui d’un morceau d’Ornette Coleman…

Yves Zurstrassen est né en 1956 à Liège, Belgique. Il vit et travaille à Bruxelles.

De grandes expositions personnelles lui ont été consacrées par la Fondation Antonio Perez (Cuenca, Espagne) et le Museo de Obra Gráfica, San Clemente (Cuenca, Espagne) en 2011, l’Aboa Vetus & Art Nova Museum (Turku, Finlande) en 2008, le MAMAC – Musée d’Art moderne et d’Art contemporain (Liège, Belgique) en 2006, l’IKOB – Museum für Zeitgenössische Kunst (Eupen, Belgique), le Holstebro Museum (Danemark) …

Son œuvre a été également montrée au Museum Kurhaus Kleve (Allemagne), au Musée National des Beaux-Arts de Riga (Lettonie), au Museum van Bommel van Dam Venlo (Pays-Bas), au MOYA – Museum of Young Art Vienne (Autriche), au Musée National de Bucarest (Roumanie), à l’Estonian National Art Museum (Estonie), au Musée d’Art Wallon (Belgique), Musée d’Ixelles (Belgique), au Musée Grimaldi (France)…