La continuité est un concept central pour comprendre la nature. On comprend pourquoi la question de la continuité de la nature ainsi que celle de la puissance traversent l’histoire de la philosophie, de la dynamis aristotélicienne aux débats contemporains sur les dispositions et l’émergence. Dans le premier article de la série que nous consacrons à ce débat, nous nous sommes précisément penchés sur l’évolution de la question depuis les premières conceptions de la continuité naturelle. Le présent article se propose de faire l’état des lieux de la discussion aujourd’hui. Trois approches contemporaines, que nous allons croiser, nous offrent des perspectives contrastées :

  • La continuité naturelle de Miguel Espinoza, fondée sur la notion de matière-puissance1.

  • La pensée de l’individuation et du préindividuel chez Gilbert Simondon.

  • La philosophie analytique des dispositions, qui réhabilite les puissances comme propriétés locales.

Ces trois visions partagent une volonté de dépasser le dualisme et de rendre compte de l’émergence, mais elles divergent sur l’échelle ontologique, le statut des discontinuités et leur rapport aux sciences.

Gilbert Simondon : individuation et pré individuation

La philosophie de Gilbert Simondon (1924‑1989) s’articule autour de la notion d’individuation et d’une réflexion originale sur la technique. Il propose une ontologie dynamique où l’être se constitue par processus, et non comme une substance fixe, et il réhabilite les objets techniques comme porteurs de culture et de sens. Pour situer clairement son originalité sur le plan ontologique, rappelons que jusqu’à Simondon, la philosophie a tendance à définir la réalité de l’être soit par la voie substantialiste (notamment chez les atomistes qui considèrent l’être comme unité, inengendré, résistant à ce qui n’est pas lui-même), soit, comme le fait Aristote, par la voie hylémorphique considérant l’individu comme engendré par la rencontre d’une matière et d’une forme.

Ces deux positions sont opposées mais ont un point commun contre lequel Simondon va s’attaquer : toutes deux recèlent déjà l’individualité dont il s’agit pourtant d’expliquer la genèse. Ainsi, contre l’hylémorphisme, Simondon affirme que partir de l’individu constitué ne permet pas de connaître l’être en tant que tel. Car, toute individuation procède d’un état « préindividuel de l’être », un champ de potentiels et de tensions, réservoir de possibles.

Contre le substantialisme qui définit l’être comme une entité indépendante existant par elle-même en dehors de toute relation, il affirme que l’être y est saisi hors de tout rapport à une extériorité, ce qui aurait pour conséquences de penser l’individu sans en penser le principe formateur. Le substantialisme et l’hylémorphisme ont donc pour défaut d’éviter une description de la genèse de l’être elle-même. L’être individuel n’est pas le tout de l’être ni l’être premier et l’individuation est ce qui, de l’être, doit être connu en premier.

Pour Simondon, en conséquence, ce n’est pas l’individu, l’être individué, qui doit être l’objet de la philosophie première mais le processus d’individuation. Son ontologie présente alors deux caractéristiques :

  • Elle est génétique car elle vise à produire l’explicitation de la genèse ou de l’individuation des êtres. C’est à ce niveau que Simondon opère un retournement en considérant comme première l’opération d’individuation avant même l’existence de ses termes (c'est-à-dire l’atome, la forme ou la matière). Il part d’une réalité préindividuelle ;

  • Elle est générale dans la mesure où elle s’applique à l’ensemble du réel et le divise en régimes de l’être physique, biologique, et psycho-social.

Quelle conception cette ontologie nous propose-t-elle de la continuité naturelle ? La continuité est processuelle dans cette approche. Plus précisément, elle réside dans le processus d’individuation. Simondon refuse, on l’a dit, l’idée d’une nature composée d’unités closes et stables. La nature est un champ préindividuel riche en potentiels, d’où émergent les individus (cristaux, organismes, sociétés). L’individu n’épuise pas ce fond puisqu’il reste toujours une réserve de préindividuel qui permet de nouvelles transformations. Ainsi, la continuité de la nature est ontogénétique : elle se manifeste dans le passage incessant du préindividuel à l’individué.

Simondon introduit la notion de transduction pour expliquer comment se fait l’individuation. Il s’agit du processus par lequel une structure se propage dans un milieu, transformant à la fois le milieu et l’individu. La continuité de la nature se comprend dès lors comme propagation de formes et de structures à travers différents niveaux (physique, biologique, psychique, social). Contrairement à une vision mécaniste (enchaînement de causes) ou vitaliste (force mystérieuse), Simondon propose une continuité opératoire dans laquelle la nature est un tissu de relations en devenir. Les discontinuités (cristallisation, genèse technique, psychique, collective) sont réelles, mais intégrées dans le devenir.

En somme, pour Simondon, la continuité de la nature n’est pas celle d’une matière uniforme, mais celle d’un processus permanent d’individuation, où chaque être est à la fois résultat et relais d’un devenir plus vaste.

La philosophie analytique et les dispositions

Dans la philosophie analytique2, les dispositions sont des propriétés conditionnelles : elles désignent des propriétés ou capacités d’un objet ou d’un sujet qui se manifestent dans certaines conditions (par exemple, la fragilité d’un verre, qui se manifeste lorsqu’il tombe, la solubilité, la tendance à rougir, etc.) Le problème central qui se pose avec les dispositions peut se résumer comme suit : comment comprendre ces propriétés qui ne sont pas toujours actualisées ? Un verre fragile peut ne jamais se casser, mais reste fragile. L’enjeu ici est de clarifier le statut ontologique et logique de ces propriétés, et leur rôle dans l’explication scientifique et ordinaire.

Trois grandes approches se sont développées à ce sujet en philosophie analytique :

  • Le réductionnisme conditionnel défendu par Ryle, Carnap, et d’autres pour qui les dispositions seraient réductibles à des énoncés conditionnels du type : « x est fragile » = « si x tombe, alors x se casse ». La difficulté rencontrée par cette approche est que les conditionnels simples échouent à rendre compte des cas où la disposition existe mais ne s’actualise pas (ex. un verre fragile protégé par du coton).

  • Le réalisme dispositionnel défendu par des métaphysiciens analytiques contemporains (Armstrong, Bird, Mumford). Pour ceux-ci, les dispositions sont des propriétés réelles, irréductibles, qui confèrent des pouvoirs causaux aux objets. Par exemple, la charge électrique n’est pas seulement une étiquette, mais une puissance réelle d’attirer ou repousser.

  • Les approches intermédiaires : certains philosophes (Lewis, Shoemaker) proposent des analyses plus nuancées. Pour Lewis, les dispositions sont des propriétés définies par leur rôle causal dans un réseau de lois tandis que chez Shoemaker, les propriétés sont essentiellement dispositionnelles, c’est-à-dire définies par leurs relations causales.

Le point important pour nous ici est que la métaphysique analytique contemporaine réhabilite les dispositions comme propriétés causales réelles. Elle en fait un terrain privilégié pour articuler langage, logique et métaphysique. Ainsi, les dispositions (fragilité, solubilité, charge électrique) servent de vérifacteurs aux vérités modales.

Quel traitement la notion de continuité naturelle reçoit dans ce contexte ? La continuité naturelle est locale et modale : chaque objet possède des puissances qui se manifestent sous conditions. Autrement dit, les dispositions sont les médiateurs de la continuité. Elles expliquent pourquoi des causes similaires produisent des effets similaires. Elles permettent de penser la nature comme stable mais ouverte. Stable car les dispositions assurent des régularités, ouverte car elles ne s’actualisent que dans certaines conditions. Ainsi, la solubilité du sucre garantit que, dans des conditions adéquates, il se dissoudra toujours. Cette disposition fonde la continuité de la nature chimique. Les discontinuités sont reconnues comme différences de propriétés, sans menacer l’unité du réel.

Ceci se justifie par le fait que la philosophie analytique est physicaliste. Le physicalisme soutient que tout ce qui existe est, en dernière analyse, physique ou dépend du physique (tout ce qui existe est physique ou survient sur le physique). Forgé dans les années 1930 par Carnap et le Cercle de Vienne3, d’abord comme principe méthodologique d’unification des sciences4, cette doctrine va s’étendre progressivement au domaine de l’ontologie. Le physicalisme ontologique soutient que tout ce qui existe est, en dernière instance, physique (les états mentaux, sociaux, biologiques dépendent du physique).

On voit dès lors que la nature est un continuum, sans hiatus ontologique entre les différents niveaux (matière, vie, esprit). Chaque phénomène s’inscrit dans une chaîne causale continue, ce qui fonde la régularité des lois naturelles. Cette perspective naturaliste insiste sur le fait que même la conscience ou les phénomènes sociaux doivent être pensés comme intégrés dans ce continuum.

En résumé, le physicalisme dispositionnaliste converge vers une conception de la continuité naturelle qui nous situe dans une vision moniste et unifiée du réel : tout phénomène, du plus élémentaire au plus complexe, s’inscrit dans un continuum physique. Les dispositions sont les médiateurs causaux qui assurent la continuité de la nature, et le physicalisme fournit le socle ontologique qui unifie tous les phénomènes dans ce continuum.

Miguel Espinoza : continuité causale et matière-puissance

La pensée de Miguel Espinoza se distingue par une volonté d’articuler une philosophie de la nature intégrale, refusant aussi bien les tentations du réductionnisme scientiste que les écueils du dualisme traditionnel. Dès l’entame de La matière éternelle et ses harmonies éphémères, Espinoza explicite le socle de son ontologie : la nature est causalement continue, c’est-à-dire qu’il existe un substrat ontologique ininterrompu qui relie toutes les strates de la réalité (physique, chimique, biologique, psychique, socioculturelle). Cette continuité est nécessaire à la connaissance, à la vie, à la conscience et à l’usage des systèmes symboliques. Ce substrat, la matière-puissance, est unique, actif et causal et relie toutes les strates (physique, biologique, psychique, socioculturelle). Autrement dit, la continuité est ontologique et causale, condition de possibilité de la vie, de la conscience et du savoir.

Ainsi définie, la continuité naturelle est corrélative non seulement à la notion de matière, mais également à celle de puissance : « La matière, la puissance et la continuité sont trois aspects d’un même principe, d’une même source de réalité [...] Toute matière est continue et douée de potentialités » (Espinoza, 2017, p. 13). Cette position ne se réduit donc pas à l’hylémorphisme aristotélicien, où la matière serait une simple réceptivité passive face à la forme ; elle affirme au contraire la valeur ontologique primitive de la matière conçue comme porteuse de potentialité, c’est-à-dire comme origine active de tous les devenirs naturels.

De plus, Espinoza explique que la conceptualisation scientifique de la matière, issue de la physique et de la chimie, n’est ni l’étoffe appropriée ni suffisante pour rendre compte des phénomènes biologiques, psychiques, ou conscients. La « matière ultime », selon lui, est ontologiquement malléable et capable de s’auto-déployer en une diversité infinie de formes et de durées. Elle ne renvoie pas à un substrat rigide, mais à une dynamique causale, un réservoir de virtualités. La matière n’est pas une substance figée, mais une dynamique de potentialités en déploiement, une source causale à la fois continue et toujours en devenir. Le renversement du primat traditionnel accordé à la forme (notamment chez Aristote et ses héritiers scolastiques) se réaffirme ici : la nature est davantage matière que forme, la première étant ontologiquement supérieure à la deuxième.

Deux derniers points méritent d’être soulignés ici : premièrement, la « matière-puissance » est indissociable d’un engagement en faveur d’une métaphysique réaliste et naturaliste. Le réel, soutient-il, est entièrement naturel, sans transcendance, et il constitue un réseau causal dense, intrinsèquement intelligible.

Tout objet réel est causalement déterminé et participe à l’élaboration du réseau causal, raison pour laquelle tout le réel est intrinsèquement intelligible (p. 7).

Espinoza défend un naturalisme universel : la nature est réellement continue, et les discontinuités ne sont que des artefacts épistémologiques. Il s’agit d’une approche qui refuse à la fois le dualisme et le réductionnisme physicaliste.

Deuxièmement, Espinoza évoque par ailleurs l’organisation de la nature en niveaux : chaque entité, chaque individu, chaque système corporel ou symbolique est décrit comme une forme « harmonieuse de la dynamique matérielle, de l’épanouissement de potentialités » (p.8). Les « harmonies » sont les actualisations transitoires de la puissance de la matière – dans le langage contemporain : des structures auto-organisées, stables pour un temps, porteuses d’efficacités causales spécifiques, mais vouées à disparaître ou à se transformer.

Enfin, il convient d’insister sur le fait que le concept de « matière-puissance » n’évacue pas la forme, mais subordonne celle-ci à la dynamique matérielle. Les entités du monde – organismes, objets, pensées – ne sont que « des formes et des durées de la dynamique matérielle. Dans cette perspective, la forme est un « état harmonieux de la matière », c’est-à-dire une harmonisation temporaire parmi d’autres des virtualités de la matière.

Conclusion

Pour expliquer la continuité naturelle, les trois approches que nous venons de résumer font appel à trois notions (préindividuel, dispositions et matière-puissance) qui ne signifient certes pas la même chose et se définissent dans des contextes différents, font référence néanmoins à la même réalité : les potentialités.

Chez Simondon, le « préindividuel » désigne la réserve de réalité, d’énergie et de potentialités qui précède et accompagne toute individuation. C’est un champ de possibles non encore actualisés, qui demeure en arrière-plan de l’individu constitué et qui rend possible de nouvelles transformations. Pour la philosophie analytique, les « dispositions » désignent des propriétés ou capacités d’un objet ou d’un sujet qui ne se manifestent qu’en certaines conditions, mais qui existent comme potentialités réelles.

Par exemple, dire qu’un verre est « fragile » signifie qu’il a la disposition à se briser s’il tombe, même s’il ne se brise pas actuellement. Pour Miguel Espinoza, la « matière-puissance » est le principe ontologique fondamental : elle désigne la réserve de potentialités inhérentes à la matière, cause suprême de toute existence et source de l’émergence des formes. Elle n’est pas simple substrat passif, mais une dynamique créatrice, éternelle, dont les harmonies éphémères constituent les êtres et les phénomènes. On peut résumer la comparaison de ces trois ontologies dans le tableau suivant : image host

La comparaison révèle trois manières de penser la puissance, la continuité et la matière :

  • Espinoza propose une continuité universelle fondée sur la matière-puissance.

  • Simondon met en avant une continuité processuelle issue du préindividuel.

  • Les philosophes analytiques défendent une continuité locale fondée sur les dispositions.

Cependant, bien qu’elles soient contrastées, ces approches ne s’excluent pas : elles pourraient être articulées au regard de leur rapport aux potentialités. Espinoza fournirait le cadre unitaire, Simondon la dynamique processuelle, et les dispositions analytiques la granularité locale. Ensemble, elles ouvrent la voie à une épistémologie intégrative capable de penser l’unité et la diversité du réel. Nous allons développer ce point dans le troisième article de cette série consacrée à la continuité naturelle.

Notes

1 Joseph Hubert Ngon Biram, « La continuité naturelle selon Miguel Espinoza. De la loi classique à la causalité : quand la science rencontre la métaphysique, Meer, 15/11/2025.
2 Courant majeur de la philosophie contemporaine, centré sur la rigueur logique, l’analyse du langage et la clarification conceptuelle. Il s’est développé principalement dans le monde anglosaxon depuis la fin du XIXe siècle et prend racine dans les travaux de Gottlob Frege, Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein, qui ont introduit la logique formelle pour analyser les propositions philosophiques.
3 Le Cercle de Vienne (Wiener Kreis) est un groupe de philosophes et scientifiques fondé dans les années 1920 à Vienne, qui a donné naissance au courant du positivisme logique ou empirisme logique. Il a profondément influencé la philosophie analytique et la philosophie des sciences contemporaines. Les membres du Cercle considéraient que les énoncés métaphysiques sont dénués de sens car ils ne peuvent être vérifiés empiriquement ni formalisés logiquement. Ils prônaient une philosophie fondée sur les sciences naturelles, la logique et les mathématiques, visant à unifier les savoirs dans un langage rigoureux.
4 Physicalisme méthodologique : tout doit pouvoir être décrit dans le langage de la physique.

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