Mennour est heureux de présenter Dilutions, la quatrième exposition personnelle d’Hicham Berrada, réunissant un corpus de peintures inédites.
Si les images que vous voyez sont bien des peintures à l’huile de paysage, dont les compositions vous évoquent peut-être quelques grands noms de la discipline, ces œuvres sont pourtant le fruit d’une intelligence artificielle. Hicham Berrada s’est emparé de l’un de ces outils — pas l’un de ces mastodontes énergivores dont on parle tant, mais d’un modèle plus modeste. Ce modèle, vierge de toute mémoire, l’artiste l’a nourri de tous ses travaux passés, vidéos, performances, aquariums, acclamés ou ratés. Puis, il a nourri un second modèle d’images qui sont pour lui des sources d’inspiration continuelles : des peintures de paysage, souvent liées à l’esthétique du sublime ou de l’étrange. Ces deux mémoires furent diluées ensemble et entraînées à identifier et générer des éléments paysagers, tels que des mers, des ciels, des arbres. Puis, des centaines d’images furent produites, et certaines, choisies par l’artiste, transposées en peinture à l’huile, avec tout ce que cela suppose d’écart et d’interprétation : les images de l’IA sont si petites et imprécises qu’il faut qu’à son tour l’artiste identifie et interprète. Il peut paraître étonnant qu’un artiste comme Hicham Berrada, qu’on associe plutôt à une interrogation poétique des protocoles scientifiques, se tourne vers un médium aussi classique et, disons-le, archaïque.
À y regarder de près, cette nouvelle série se situe en droite ligne de son travail précédent, pour lequel il s’intéressait aux réactions du métal à différentes solutions chimiques. Il était alors déjà engagé dans une collaboration avec un agent non-humain dont il ne pouvait prévoir les actions. Ses nouvelles peintures ne sont rien d’autre qu’une façon de solliciter « une muse non-humaine qui permet de faire émerger des choses » des choses qui « sont dans [son] cerveau1 ». En recourant à l’IA, Hicham Berrada pose à nouveaux frais une question qui hante les artistes depuis au moins deux siècles : celle du rapport que l’auteur humain, supposé sujet, entretient avec la « nature » qu’il désire représenter, supposée objet. En livrer la reproduction la plus fidèle, la plus mimétique ne revient-il pas à admettre l’absolue perfection de la « nature » — et donc de la relative inutilité de l’artiste ? Ceux-ci ont multiplié les artifices pour rendre manifeste leur existence : inventions, projections de leurs émotions, touches de pinceau visibles. Tout était bon pour montrer l’intériorité contrastive et surdéterminée de l’artiste. Ernst avait bien compris cet enjeu en ayant recours au frottage, qui lui permettait de prendre distance avec « toute construction mentale consciente [...] réduisant à l’extrême la part active de celui qu’on appelait jusqu’à lors “l’auteur2” ». Hicham Berrada ne cherche pas autre chose en utilisant I’IA. Celle-ci n’est pas — encore — en mesure de créer. Elle ne fait que repérer et générer par probabilité des choses déjà identifiées. Recourir à l’IA permet de diluer le mythe, historiquement construit, de la création ex-nihilo d’une œuvre par l’intériorité solitaire d’un artiste.
Les poètes antiques disaient écouter les Muses, les sculpteurs médiévaux se laissaient guider par le Saint-Esprit, les imagiers des lointains cherchaient l’accord d’un esprit ou d’un ancêtre. Hicham Berrada repère dans le grésillement des bouillies numériques les paysages qu’il aurait, peut-être, fait naître seul. Mais crée-t-on jamais seul ? S’extrait-on jamais du flux du monde ? Il n’y a guère que notre modernité pour avoir cru à ce genre de chimère. Hicham Berrada a toujours envisagé la création d’artefact comme un processus collectif. Il n’a aucun mal à dire qu’il a sollicité des collaborateurs pour utiliser l’IA ou pour réaliser les peintures — tous n’ont pas cette honnêteté. Ses collaborateurs ne sont pas toujours humains — hier le métal, aujourd’hui l’IA. Façon de reconnecter l’art avec sa dimension sociale et collective, de le resituer comme un bien commun, où les êtres humains s’inscrivent dans un continuum dont ils ne sont pas les seuls acteurs. Un lieu de connivence entre humains et non-humains, un moment de dilution de notre exceptionnalité.
(Texte de Nicolas-Xavier Ferrand)
Notes
1 Entretien avec l’auteur, juillet 2025.
2 Max Ernst, « Au-delà de la peinture » (1936), dans Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 244.