Galleria Continua a le plaisir de présenter Younger (a fairy tale), 1980–1990, une exposition personnelle de Nedko Solakov, dans son espace parisien du Marais.

Retraçant les premières années de la carrière de Nedko Solakov et présentant pour la première fois en France un corpus historique de ses œuvres, l’exposition propose une lecture critique des tensions culturelles et des transformations qui ont façonné à la fois la société bulgare et celle de l’Europe de l’Est entre 1980 et 1990. À un moment historique en pleine mutation — marqué par le lancement de la Pérestroïka en 1985, la chute du mur de Berlin en 1989 et la désintégration progressive de l’URSS — Solakov entre dans une décennie charnière de production artistique. Ses œuvres de cette période capturent la transition du communisme vers le capitalisme tout en anticipant les incertitudes qui suivront l’effondrement du régime socialiste.

Considéré comme l’un des artistes les plus influents de Bulgarie et une voix essentielle de l’art d’Europe de l’Est, Solakov s’impose avec ironie, symbolisme, ambiguïté et une forme d’intimité fragile dans un paysage culturel marqué par le réalisme idéologique imposé par l’État. Il opère dans les interstices d’un système étroitement contrôlé, défiant subtilement les récits dominants et construisant un univers artistique empreint de poésie et de fantaisie. La riche sélection de peintures exposées reflète son habileté à évoluer dans cet environnement contraint avec humour et un esprit narratif critique, tout en mettant en lumière la richesse de son langage visuel.

Le début des années 1980 marque une phase de croissance personnelle et artistique pour Solakov. Studio (1980) traduit l’incertitude de l’artiste au commencement de son parcours, évoquant une quête introspective universelle. Dans une palette de couleurs douce et délicate, la petite pièce représentée dans cette œuvre — remplie de pinceaux, de peintures et de palettes — montre le jeune artiste allongé de manière pensive sous une icône religieuse. L’œuvre, parmi ses premières, évoque rétrospectivement une forme de nostalgie pour sa jeunesse.

Après avoir obtenu son diplôme en peinture murale à l’Académie des Beaux-Arts de Sofia en 1981, Solakov est recruté pour le service militaire. Plusieurs œuvres du début des années 1980,présentées dans l’exposition, datent de cette période particulièrement fructueuse. Entre 1978 et 1983, il entretient des contacts avec les services secrets bulgares — une expérience qu’il condensera dans l’œuvre Top secret (1989–1990), un fichier d’index rempli de fiches détaillant la collaboration de jeunesse de l’artiste, et qui deviendra un jalon majeur de sa carrière. Ce geste d’autodévoilement demeure rare dans le contexte post-communiste, d’autant plus que les dossiers officiels relatifs à cette affaire n’ont été rendus publics qu’en 2018.

Dans ce contexte, les contes de fées et les récits fantastiques deviennent pour Solakov un refuge, un espace où imaginer d’autres mondes, pendant le régime socialiste et après sa chute. Son regard ludique traverse ses œuvres, interrogeant à la fois le spectateur et le monde représenté. Ce regard multiple propose une réflexion sur l’histoire personnelle de Solakov et celle de la Bulgarie. Délicates et poétiques, ses images prennent souvent la forme de récits fragmentés ou de contes brefs ancrés dans la vie quotidienne, tout en interrogeant subtilement la condition humaine à travers son langage singulier, fait de jeux de mots et de doubles sens. L’œuvre A fairy tale (1986) en est un exemple marquant : une palette de couleurs violentes et une figure armée d’un couteau contrastent avec l’atmosphère idyllique suggérée par le titre.

La période de la Pérestroïka, marquée par un esprit d’ouverture et de progrès, fait monter les tensions politiques et pousse l’artiste à confronter ses convictions personnelles à la loyauté nationale. Ce dilemme apparaît avec force dans I already love the Soviet Union (1988), où une figure informe serre un homme plus petit — un autoportrait de Solakov lui-même — pris entre deux forces opposées : sécurité et allégeance d’un côté, conscience et tourments intérieurs de l’autre. Proposée pour une exposition nationale mais rejetée par l’Union des artistes bulgares, cette œuvre au titre apparemment loyal dissimulait en réalité une critique subversive, risquant de compromettre sa carrière.

Une autre œuvre majeure de la même année, Hierarchy (1988), approfondit cette ambiance introspective et symbolique. Agencée en pyramide de huit toiles, la peinture représente une scène brumeuse balayée par le vent. Construisant une métaphore saisissante de la hiérarchie politique et de la corruption, un homme au corps pâle trône au sommet, en train de déféquer. Plus bas, des éclaboussures orange-brun vivaces prennent peu à peu forme, révélant d’autres figures sans visage, déféquant à leur tour sur leurs subalternes disposés en plusieurs niveaux, à peine visibles à travers la brume.

En parallèle des peintures, l’exposition présente également des objets conceptuels montrés pour la première fois lors de The city?, une exposition emblématique qui eut lieu en 1988 à Sofia. Organisée par un collectif composé d’un critique d’art et de cinq peintres - plus tard connus sous le nom de The City Group - l’exposition reposait sur une seule condition curatoriale : aucune peinture ne devait y figurer. Ce choix symbolisait leur volonté de renouveler la scène artistique bulgare en proposant de nouvelles façons de créer et d’expérimenter l’art. Bien que déjà reconnu dans le monde officiel de l’art socialiste, Solakov releva le défi et contribua à forger un nouveau langage visuel d’avantgarde. Il alternait alors entre le dessin et la peinture traditionnelle, d’une part, et les interventions conceptuelles sur des objets du quotidien, d’autre part, affirmant une dualité artistique fondée sur la polysémie.

Les interventions novatrices réalisées pour The city? jettent les bases de ses futures installations in situ dans des espaces non conventionnels. L’artiste étend sa pratique audelà des lieux traditionnels, en y introduisant de petites figures peintes et des éléments narratifs qui apportent la narration dans l’espace public. Une de ces interventions, Shutter people (2024), est visible à l’extérieur de la galerie lorsque celle-ci est fermée, les volets baissés, permettant à son art de continuer à dialoguer avec les passants même après la fermeture.

Entre autobiographie et autofiction, Nedko Solakov invite à réfléchir aux interactions entre histoire personnelle et histoire collective, ainsi qu’aux frontières floues entre réalité et imagination. À travers une exposition plurielle, fondée sur la conviction que l’engagement de l’art auprès des communautés détient un pouvoir de transformation sociale, l’artiste revisite les thèmes de l’ère communiste en Europe de l’Est, les souvenirs de jeunesse façonnés par les bouleversements politiques, et la quête d’un avenir plus lumineux.