Ulls oberts o ulls tancats, tot és el mateix somni1.

[Les yeux ouverts ou les yeux fermés, c'est toujours le même rêve].

Entr’ouverts, les volets suspendent l’air et la lumière dans la torpeur et le calme. Elle rêve. Al Andalus [l'Andalousie], la beauté calme et envoûtante de Córdoba et sa Mezquita font le monde clair-obscur, la vie aurorale.

Mais les duègnes veillent, psalmodient la litanie du confort, saturent les espaces potentiels. Vieilles lunes-fin de siècle d’or et de toc, cruelles et calcinées, elles assènent leurs biaisées certitudes et font sonner des baisers de mort. Dans des vapeurs torrides, les platitudes emberlificotantes ferment toute issue, clouent les paupières, obstruent les espérances, colmatent les possibles. Emmaillotage et claustration au gynécée, protectorat sororal, passion du chaperonnage.

Dans leur chambre-royaume, les petites filles régentent leurs maisons de poupée figées sous le vernis, cajolent les canaris dans des cages dorées. « Soyez avec exactitude de bonnes petites épouses, sœurs, filles et de jolis oiseaux. Soyez inutiles et revendiquez-le. Au moins donnez le change, l’illusion de rêver d’une passion commune ! Surtout ne pas rompre le cours ordinaire du monde… Si jamais survivent vos idées, vite, vite, où est l’éteignoir ? »

Tout semble pour le mieux dans le jardin des Narcisses dont on vante mille mérites, mille délices. Certaines pourtant franchissent les grilles, y laissant quelques lambeaux... « Sottes sont-elles ! intrépides ! provocantes ! Elles manqueront à l’appel, laisseront un trou dans le tissu qu’on voulait impeccable, telle une maille filée dans un bas noir, telle une ombre au tableau d’honneur. Insupportable indépendance. »

La pénombre salutaire éclaire les lanternes d’une intuition, d’une cogitatio2. Les signaux faibles palpitent dans la pénombre. L’heure assoupie s’éveille. L’alter ego vient agiter les verroteries, percer les cloisons, souffler une brise, rafraîchir le sang.

Il dévale les escaliers, traverse les pièces, ouvre les portes, déclare que la sieste est finie. « Au diable les rêveries qui manquent de contraste. Brisons-là les icônes, trop bien sous tous rapports. ». Dans un grand éclat de rire, par la main il l’entraîne, brise les liens, brise les chaînes de papier, de raphia et de sucre candi. Elle le suit, encore ensommeillée. Lui l’ensoleillé.

Elle - Quel âge avons-nous ?

Lui - Nous avons tous les âges possibles. Ne t’effraie pas des décalages. Chassons les humeurs, déclarons la mobilisation toutes affaires cessantes. Bienvenue à toutes les figures de la désinvolture, à l’esprit piquant, vif comme un vent marin. Audace, viens à nous ! C’est un ordre et une prière.

Elle - Comment sortir du piège de l’immobilité dans lequel nous sommes pris ? Tirer vers le haut ne suffit pas à se libérer, il faut équilibrer. Comment se faire aider ?

Lui – Quand je dis puissance, je ne dis pas force. Cherchons les ressources auprès de Solitude, prenons les choses tel un défi, tel un pari, offrons autrement nos acquis, ailleurs nos imaginations et jetons, comme un pavé dans la mare, une belle réalisation.

Elle - Il s’agit d’enjamber le bilan critique et déceptif, de se donner des raisons de travailler : transmettre et apprendre dans un même mouvement, pour la vie sociale et l’action publique. Il s’agit d’entrer dans le cœur du réacteur, le ventre, la matrice, pour en décomposer les fonctions internes, en décortiquer le mécano, en désamorcer les puissances occultes. Traduire ses valeurs, ses idées en actions, se tourner, s’orienter vers la pluralité des compétences et points de vue, dans un multivers3. Rafraîchir et innover4.

Lui - Ainsi reviendrons-nous au sens premier des motifs, dans un rapport authentique et actif empli de parrêsia, nous situant en-deçà des codes, encodages et surcodages de nos milieux de vie, sensibles aux énergies qui se croisent, se frôlent, s’allient.

Elle – Il existe tant de chemins possibles… tant de méthodes pour rêver et construire hors des médiations tristes.

Lui – Nous avons le choix entre de multiples techniques, méthodes, épreuves, cultures et leurs espérances propres. Chacune recèle une vision de l’existence, une manière de poser les problèmes et d’y répondre. Chacune est ressource, altérité qui ouvre à un dialogue avec le monde et le reconfigure.

Elle – C’est comme… un art del disegno5 [art du dessin]
une individuation6
un exercice d’herméneutique
une immersion sans fin dans l’interprétation
une élucidation d’énigmes
une abduction7 à la Sherlock
une prévention du burn-out
une eau-forte qui dissout les tabous
une ligne de fuite, un devenir minoritaire et clandestin
un trait de courage en vérité
une quête d’orientation
une enquête sur les tropismes
une épreuve de saut en hauteur…

C’est un inventaire à la Prévert, une poétique industrieuse.

Lui – Un art, un style qui cherche et produit du sens : à la fois signification et direction. Il s’agit d’une tâche (à réaliser, devant soi), d’un fait (c’est déjà là), d’une obligation (que l’on se donne), d’un procès (évoluant dans le temps)8.

Elle — Une clinique, mieux, une éloquence de l’intériorité… Le parler vrai, s’impose comme maître seul de sa parole, « la palabra liberada del lenguaje »9 [la parole libérée du langage].

Lui - Le travail de métabolisation, de problématisation et le travail de l’intériorité ne sont pas entièrement maîtrisés : on peut seulement chercher à les orienter, doucement et prudemment - a contrario [à l'inverse] de ce qui vit en surface, le mental qui se débat dans des conflictualités, dans des éreintants discernements dont les termes sont imposés. Ce travail-là porte et supporte, comme un psychopompe, une vérité, une sagesse, une compréhension profonde des choses et du monde; il les fait advenir, dans une mutuelle entente, dans un même projet10.

Elle - Pour cela, il faut passer par l’exploration de nos propres archives (ce que nous avons déjà compris, noté, plus ou moins mis en forme), par une anamnèse du travail de lecture et de l’élaboration écrite, ainsi que par une enquête sur les traces et les pistes : des notions, des auteurs, des paradigmes et des liens. Ne pas toujours savoir pourquoi une chose est importante, mais parier qu’on le découvrira, que les choses se présenteront à nouveau et prendront sens, alors. L’interrogation des traces : pour qu’elles nous parlent à nouveau.

Lui - Une intelligibilité en mouvement à faire à refaire sans cesse. Vingt fois sur le tapis, remettre son ouvrage.

Elle – Au fond, pourquoi œuvrer à deux ?

Lui - Pour la puissance transformatrice : l’autre nous fait renaître, nous révèle à nous-mêmes, nous agrandit, nous ouvre à d’autres parts de nous-mêmes. Si rien n’a changé en nous après elle, ce n’était pas une véritable rencontre, mais une simple croisée de chemins. L’autre dans sa différence nous fait quitter nos habitudes, nos convictions, nos routines, et nous invite à voir, écouter différemment, vivre autrement.

Elle – Oui, par la rencontre, on cherche une dualité, on cherche à entretenir un dialogue qui ne soit pas que de surface. La rencontre d’un je et d’un tu - et non d’un je-cela11 - requiert disponibilité et ouverture : s’ouvrir à ce qu’on n’attendait pas. La rencontre n’est pas planifiable, elle aurait pu n’avoir pas lieu, elle advient parce qu’on s’est rendu curieux de l’imprévu. Elle requiert vigilance aussi, car elle peut être le lieu de la plus grande confusion, ou un risque de l’absorption. Trouver l’équilibre avec suffisamment de philia et donc de distance. La rencontre, c’est accepter une part de solitude. Là est le secret.

Lui - Cela s’applique aussi aux textes ; en particulier aux textes qui réglementent la vie publique, l’action sociale, l’économie des biens communs, et le travail qui s’y rattache. C’est l’intentio operis qu’il convient de saisir et, par une lecture postulant sa plénitude, nous contribuons à lui donner un effet utile : prendre un texte comme une œuvre, une rencontre passant par une anticipation coopérative à propos du sens utile et rationnel du texte, c’est considérer que nous avons quelque chose à faire ensemble12.

Elle – Ça va loin, et l’on pourrait considérer toute production comme porteuse d’une intention qu’il conviendrait d’interpréter en s’interrogeant sur ses mobiles profonds… La différence entre le je-tu et le je-cela ne dépend pas de la nature de l’objet ou de l’autre, mais de la manière dont le sujet s’engage dans la relation… S’ouvre un monde de réflexions possibles…

Lui - Entre l’infantilisme et l’esprit de sérieux, il y a, oui ! tout un monde à construire, à peupler, à aimer.

Elle - Un monde où rien ne nous appartient mais où tout peut venir, revenir, devenir, sur un autre plan d’expérience ; un ailleurs fait de procès et de flux qui traversent toute entité, la transforment et se transforment eux-mêmes13. Un bonheur d’absolu, et donc une utopie, comme une certitude bourrée d’incertitudes qui fait survivre à tout et surmonter les vides.

Lui - Écho s’est échappée. Jetée vers cet ailleurs, elle visite les espaces, scrute les horizons, se souvient du goût salé de l’exil. Elle vit l’exotopie comme un salut où l’on brise et côtoie les secrets, saute les murs d’hostilité, perce les croûtes terrestres, échappe au lancinant fort-da14.

Elle - Déjà l’aperçoit-on dans les miroirs liquides ou les mises en abîme,
jetée vers l’ailleurs, ce qu’il promet, propose, appelle à devenir
et happée par le fond, plongeant et remontant,
faisant éclater comme une bulle multicolore,
une myriade de forces vives inaltérées
qui elles-mêmes s’ouvrent et s’agrandissent, laissant échapper,
gluantes, brillantes et frétillantes, leurs petites sœurs
qui tombent comme une pluie, cosmique et maritime,
dans le ciel de Leucate qui plonge dans l’eau noire.

Ainsi l’aperçoit-on aimer l’immensité dans le grand tourbillon.

Lui - Pendant ce temps, les Narcisses dorment au bord de leur flaque d’eau.

Elle - J’espère qu’ils rêvent.

Notes

1Antoni Rovira i Virgili. 1882-1949. Postals literàries de la Institució de les Lletres Catalanes. Edició 2010. Cita de Antoni Rovira i Virgili. Institució de les Lletres Catalanes; Generalitat de Catalunya. Departament de Cultura, 2010.
2« Je cogite, donc je fantasme »: Jean-Baptiste Brenet (2017). Averroès et l’espace potentiel.
3Julia Kristeva emploie le terme de « multivers » pour désigner la diversité et l’ouverture de son propre champ d’intérêts intellectuels, couvrant la psychanalyse, la linguistique, la philosophie, la littérature et bien d’autres domaines. Ce mot ne renvoie donc pas à une notion cosmologique ou scientifique, mais à la multiplicité d’approches, de méthodes et de constructions subjectives qui définissent sa pensée et son parcours.
4Hannah Arendt : « La vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l’action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover. « La Condition de l'homme moderne (1961).
5Karim Basbous (2005). Avant l’œuvre : Essai sur l'invention architecturale, Paris, Éd. de l’imprimeur.
6Pour une présentation de l’auteur Simondon : Christine Bouissou (2023). Gilbert Simondon, Carnet de Recherche Extim’outils.
7Barbara Metais-Chastanier (2012). « Ça peut toujours servir »: bricolage & déchiffrement », Acta fabula,14 (3), Essais critiques.
8Michel Foucault (1984-2001). « Qu’est-ce que les lumières ? « Dits et écrits.
9La formule est de la philosophe Maria Zambrano. Avoir raison avec Maria Zambrano, France culture (2025).
10Voir Christine Bouissou (2024). Vous avez dit moderne ? Carnet de Recherche.
11Martin Buber. (1959). La vie en dialogue. Charles Pépin. (2021). La rencontre, une philosophie.
12François Ost (2004). Le douzième chameau ou l'économie de la Justice.
13C’est l’approche processuelle et relationnelle du philosophe Gilbert Simondon.
14« fort » (loin, pas là) et « da » (là, présent) : notion freudienne utile pour aborder la thématique de l’absence et du retour, la symbolisation du manque et l’autonomie.