Roméo se retourne et m’envoie un baiser dans l’air. Je fais semblant de l’attraper et de le coller contre mon cœur. Il affiche une banane sur son visage, en contraste avec son regard sombre, accélère le pas et disparaît dans la masse des voyageurs qui se pressent vers le train.

Plantée devant le tourniquet, j’empêche malgré moi l’accès à un voyageur pressé qui tente de scanner le code-barres de son billet. Ce léger bousculement me ramène à la vraie vie. Je pivote sur mes talons et me dirige vers le Starbucks. J’ai un besoin vital de m’asseoir quelque part pour calmer les pensées chaotiques qui explosent dans ma tête.

— Un Pumpkin Spice, s’il vous plaît, dis-je à la caissière.
— À quel nom, s’il vous plaît ?
— La reine des nems.

La jeune femme lève les yeux et me sourit.

— Ah ! C’est vous ! J’adore regarder vos vidéos de nems. Puis, presque en murmurant : votre voix m’apaise.

Comme Roméo, son sourire contraste avec ses yeux fatigués. Elle a dû passer la nuit à réviser avant d’enchaîner avec son service du matin.

En attendant ma commande, je balaie la salle du regard. Tout le monde a les yeux rivés sur son portable, peut-être pour cacher les émotions qui se débattent dans leurs cœurs humains.

Je m’avance vers un canapé usé. D’habitude, je fuis ce genre de fauteuil de gare comme la peste, mais aujourd’hui je suis trop cassée pour faire la difficile : tant pis si je sers de repas aux innombrables acariens qui vivent sous ces tissus dégueulasses.

Je bois une gorgée : c’est chaud et sucré, rien à voir avec les larmes de Roméo, tièdes et salées. C’était la première fois que je le voyais pleurer, alors que nous nous connaissons depuis une décennie. Je l’avais rencontré lors d’un vernissage. Il accompagnait Jules, un très bon ami à moi. Son élégance, sa beauté, sa simplicité m’avaient attirée comme la lune attire la mer lors des marées basses. Il était parfait, tellement parfait que je me suis persuadée qu’il devait être l’homme envoyé par Dieu pour m’aimer à jamais.

Quand le serveur passa avec son plateau plein, j’ai pris une coupe de champagne, lui un jus de fruits. Il a sans doute aperçu l’étonnement dans mon regard :

— Je ne bois jamais d’alcool, dit-il.
— Une vocation religieuse ?
— Non. Un choix personnel. Mon père est alcoolique. Chaque fois qu’il rentrait bourré de ses soirées, il nous battait, ma mère, ma grande sœur et moi.

Il raconte cela si naturellement, comme si la miss météo annonçait du soleil au mois d’août. Comment peut-il confier un tel tabou avec un détachement aussi désarmant ?

J’ai bu ma coupe d’un seul trait. Mon cerveau carburait pour trouver une réponse cohérente à une telle confession, mais rien n’est sorti. Je me suis approchée de lui, j’ai pris sa main et j’ai déposé un léger baiser sur sa joue droite.

— Ce salaud m’a aussi coupé toute envie charnelle.

J’ai ouvert grands mes yeux bridés et je l’ai dévoré du regard. Quel homme ! Même pas vexée qu’il décline mes avances.

— Mon père est aussi accro au sexe, dit-il. Quand il allait chez ses maîtresses, il m’emmenait pour monter la garde au cas où un mari trompé rentrerait plus tôt. Ces scènes obscènes me hantent.

La suite de la soirée reste floue dans mes souvenirs. Je me rappelle seulement les rires, et un moment de bonheur terrestre, rare. Depuis ce jour, Roméo et moi sommes amis comme cochons : on ne se quitte plus. Au fil des années, il m’a confié d’autres drames, dont un qui a changé le destin de toute sa famille. Une nuit sans lune, son père rentra comme à son habitude, ivre mort. Il réveilla tout le monde et les frappa de toutes ses forces. Les coups étaient plus violents. Sa mère s’effondra, inconsciente. Roméo courut chercher les voisins. Elle fut transportée d’urgence à l’hôpital. Une semaine de coma. Et, au réveil, plus l’usage de ses jambes.

Quelques mois plus tard, le temps pour sa sœur et lui d’économiser un peu avec leurs jobs d’étudiants, ils ont fui vers une grande ville, pour que ce pauvre type ne les retrouve jamais.

Les années ont passé. Roméo a terminé ses études et est entré dans la vie professionnelle. Il ne gagnait pas un salaire de PDG, mais assez pour acheter un appartement adapté aux personnes à mobilité réduite pour vivre avec sa mère. Sa grande sœur est partie à l’étranger achever son Erasmus, qu’elle avait autrefois dû interrompre pour subvenir aux besoins de sa mère et de son petit-frère.

Puis un jour, la joie : Roméo a rencontré l’amour. Il était heureux. Enfin. La vie décidait d’être clémente avec lui. Cet amour a ouvert son cœur et lui a donné le courage d’avouer son homosexualité à sa mère. Il s’imaginait déjà tous ensemble sous le même toit.

Ce fut un tsunami. Sa mère fut dévastée par la révélation. Elle lui posa un ultimatum : soit il se soigne de cette « maladie », selon ses mots, soit elle part vivre dans une maison de retraite. C’est ici que mon histoire s’arrête.

Cette femme qui a enduré des années d’infidélité, de violence, de terreur.

Cette femme qui a perdu l’usage de ses jambes sous les coups d’un mari monstrueux.

Elle a tout accepté.

Sauf l’orientation sexuelle du fils qui a toujours été là pour elle.

Le cœur humain est un mystère.