En 2003, le film Elephant1 de Gus Van Zant, inspiré du documentaire High school (1968) de Frederick Wiseman, était un exemple frappant de confrontation et de méditation sur les problématiques identitaires et institutionnelles. En rapprochant les deux œuvres nord-américaines séparées par 35 ans, si on mesure les mutations, on apprécie aussi que chacune laisse à l’adolescence son énigmatique aura.

Toujours en 2003, en France, L’esquive du franco-tunisien Abdellatif Kechiche nous plongeait dans de cuisantes questions de transmission, d’intégration, de conflits et invitait à réfléchir aux enjeux (sociaux et symboliques) de l’expérience scolaire et de la culture.

« Sors, hors de toi ! » lançait avec ferveur la prof à l’élève Krimo, mutique et pétrifié… L’esquive procède d’une mise en abîme de situations, en nous contant l’étude et la mise en scène d’une œuvre dans un cours de français au lycée (Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux) et via les échanges entre pairs (fraternels, amoureux, studieux) dans le quartier environnant.

Plus récemment, le théâtre d'Ahmed Madani propose une forme d’expression en dehors des cadres ordinaires, libérant la parole : les jeunes acteurs non professionnels issus de banlieues franciliennes dévoilent les paradoxes, les situations critiques et les délicatesses avec l’école ou la famille.

Chez Madani, l’expérience scolaire-réflexive (par le dialogue, le récit, la mise à distance) se révèle structurante en venant percuter une autre expérience, originelle, vécue sans filtre : chacune contraste avec l’autre et la révèle.

On comprend que le récit, le partage, l’objectivation sont des façons d’agir en pensée, en paroles, en conduites et font avancer dans la vie dès lors qu’on s’y risque. Géographiquement et sociologiquement ancrée, la démarche révèle des dialectiques propres à l’essor de la jeunesse qui se construit avec le conflit (« tout-contre »). L’adolescence est en effet en recherche d'affirmation et de loyauté vis-à-vis de codes et d’obligations parfois contraires.

Dans le même esprit, le documentaire Les défricheurs2 frissonne de courants juvéniles : Amine, Brandon et Faïda arpentent un monde qui les dépasse. Pour eux comme pour d’autres, l’expérience scolaire puis universitaire laisse des traces, fait parler, penser, confronte à des paradoxes, provoque, interpelle, perturbe et, dans le meilleur des cas, fait grandir. Le lycée puis l’université sollicitent un dépassement de soi ; ainsi sont-ils éprouvés dans leur dimension transformative.

L’expérience scolaire à l’adolescence peut à la fois n’avoir rien d’exceptionnel sans être banale, et résonner intensément dans la vie et le développement d’un être. Développement au sens d’accès à une pensée de sa place et de sa destinée (son passé, son présent, son futur) dans la vie et le monde social. Les tensions que connaissent Amine Brandon et Faïda sont donc propres à l’adolescence, relèvent d’un phénomène naturel et sont essentielles à la construction de soi.

Ces œuvres interrogent aussi sur notre capacité à recevoir, à résonner et à interpréter, pour tirer le meilleur profit de ce qu’elles nous proposent. C’est en intégrant l’ensemble des protagonistes, spectateur y compris, que l’œuvre prend son sens politique, déborde d’elle-même et emporte une réflexion sur l’accompagnement des jeunes... Mais avant, entrons un peu dans l’analyse du film.

Entre dialogue et vérité

La question de la vérité/mensonge est posée dès les premières minutes du film, dans la contradiction entre « ce que je pense » et « ce que je crois devoir dire » ; elle se pose à nouveau dans les mots d’Amine à la toute fin du reportage, quand il évoque ses premiers rêves et le chemin réellement parcouru, les épreuves se révélant après coup comme des occasions d’avancer.

La recherche de vérité ou de validité du raisonnement se fait, non par revendication d’une position auto-référencée (« je suis donc je sais »), mais par le travail (en soi, par soi et dans la relation avec les autres, notamment les pairs) et par la réflexivité que les études et la socialisation estudiantine aident à structurer. Se cherche et se construit une vérité de l’expérience ; forgée dans le dialogue, elle se partage avec les pairs qui assistent et réfléchissent comme le ferait un chœur antique.

Un épisode est à cet égard particulièrement remarquable, quand deux garçons racontent à leurs copains (se racontent et s’expliquent) la réunion-prépa dans un « grand lycée parisien », leurs sensations et réactions au milieu d’autres élèves accompagnés par leur famille, l’appréciation de leurs chances objectives et subjectives : une épreuve pour eux, une traversée qui enrichit parce que patiemment et sincèrement décrite à cet instant du film, déconstruite et reconstruite, dans le courage d’une vérité qui cherche sa voie/x…

Échos des filles

Faïda et sa sœur démontrent, dans un plan séquence fascinant, comment les idées se forment dans la choralité et dans l’espace, avant d’être totalement intégrées et de fait plus délicates à approcher. Dans le dialogue s’esquisse une approche ouverte du monde : leur ville, leur vie avec les autres, y compris les inconnus qui traversent l’arrière-plan, dont on entend les voix et auxquelles elles répondent face à la caméra.

Ainsi résonne le monde extérieur avec ses bizarreries, ses injonctions contradictoires et complexes que les deux filles ont plaisir et douleur à dévoiler dans la controverse et la complémentarité. Elles aiguisent une capacité de jugement, de discernement mais aussi de pondération et de justesse, aux antipodes d’une rhétorique idéologique.

On comprend mieux ce que cherche à produire l’éducation scolaire et supérieure : une intégration, c'est-à-dire une production et un passage. Dans le premier temps où se nouent les échanges avec le milieu, on commence par apprendre avec les autres ; peu à peu, ces acquis se consolident et migrent vers l’espace plus intérieur et plus intégré des connaissances, expériences, dispositions propres à chacun.

Ces processus particulièrement visibles dans les interactions entre filles ont déjà été mis en lumière : par exemple dans le film Les roses noires, dans le reportage radio Ma cité mon cocon. Jeunes filles entre elles et entre soi, ou dans le spectacle F(l)ammes3. La dynamique spatio-temporelle et le rapport intime-extime à l’œuvre dans l’expression chorale des filles sont sans doute une piste de recherche pleine de richesses. Dans le même esprit, le rire, ou la vis comica décrite par la philosophe Cynthia Fleury est un moteur de création et de transformation, en permettant « la restauration de l’assise, celle de l’autofondation individuelle ».

Comme une onde dans la ville…

Une œuvre, c’est une relation ; elle n’est pas donnée d’emblée, elle se cherche, se construit, se/nous métamorphose. Elle suppose une méthode, multiplement inspirée et référencée pour en capter la complexité et les variations.

Mais, qu’est-ce qui mérite d’être reçu dans le flot permanent des messages, informations, commentaires ? Qu’est ce qui fait événement, rupture dans le cours linéaire du temps, moment unique, magique, bouleversant, roboratif… Pourquoi désirer tout à coup s’y arrêter, l’élucider ? Pourquoi l’accueillir, l’étudier comme une œuvre ?

Pour la saisir comme une configuration sensible et vivante, pour se donner la liberté d’ausculter le monde.

Bibliographie

Fleury, C. (2015). Les irremplaçables. Paris : Gallimard.
Kechiche, A. (2004). L’esquive, Lola Films, Cinécinémas, France.
Madani, A. (2017). Illumination(s) suivi de F(l)ammes, Actes Sud.
Milano, H. (2012). Les roses noires, Documentaire.
Mohand, S., Confavreux, J (2006). Ma cité mon cocon. Jeunes filles entre elles et entre soi. Terrains sensibles, France culture.
Truong, F., Vadepied, M. (2019). Les défricheurs, Heliox Films & Mille Soleils.
Van Zant, G. (2003). Elephant.
Wiseman, F. (1968). High school.

Notes

1 Elephant est librement inspiré de la fusillade de Colombine (dans le Colorado en 1999). « Elephant, c'est ce qui se voit comme le nez au milieu de la figure, mais ce que tout le monde souhaiterait bien occulter » (Wikipédia. Propos de Gus van Sant rapportés dans la revue Cinéastes n. 9, p.19).
2 Fabien Truong et Mathier Vadepied (2019).
3 Les roses noires, H. Milano (2012) ; Ma cité mon cocon. Jeunes filles entre elles et entre soi, Mohand et Confavreux (2006) ; F(l)ammes, Madani, 2017).