Avec la découverte de la perméase membranaire qui contrôle l’entrée du lactose dans la cellule bactérienne1, l’équipe de Monod semble s’être éloignée de la solution du mécanisme de l’induction enzymatique.
Pour rappel, le fait a été établi que la β-G-ase (qui permet la consommation du lactose) n’est fabriquée que lorsque le lactose se trouve dans le milieu, d’où la dénomination proposée d’induction. Celle-ci semble logique, économique pour ainsi dire.
Mais que viendrait faire une « cause finale » (ce qui rend utile, avantageux) dans la recherche des causes efficientes ? Ces questions d’ordre philosophique seront abordées en leur temps, car elles ont longuement préoccupé Jacques Monod.
Pour l’heure, la suite des événements va montrer comment des recherches indépendantes sur des sujets apparemment sans rapport peuvent se fertiliser. Les rencontres humaines n’y sont pas pour rien.
Jacob et la lysogénie
Jacob étudie la lysogénie avec Elie Wollman (1917 – 2008), célèbre microbiologiste dont les parents travaillèrent eux-mêmes à l’Institut Pasteur avant d’être déportés et mourir à Auschwitz. De quoi s’agit-il ? Le phénomène de lysogénie a été découvert en 1925 par le Français Bordet : c’est le fait pour certaines souches de bactéries de pouvoir héberger un virus sans que celui-ci soit actif et ne les détruise.
Rappelons que les virus ont été découverts à la fin du XIXe siècle. Le virus se présente sous deux formes : le virion qui est une particule constituée d’une capsule enfermant un morceau d’acide nucléique. Au contact d’une cellule, le virion injecte son acide nucléique qui peut détourner la machinerie de la cellule pour se faire reproduire. Il arrive cependant que cet acide nucléique viral s’intègre à l’ADN cellulaire et reste en quelque sorte dormant. On avait pensé à l’origine que les virus (ou virions) ne s’attaquent qu’aux cellules non bactériennes.
C’est à l’Institut Pasteur que sont mis en évidence, vers 1915-1917, par Félix d’Hérelle, Français, d’origine canadienne, et le Britannique Frederick Twort, une catégorie de virus qui infestent les bactéries : on les nomme bactériophages (phages en abrégé). Dans la lysogénie, on appelle alors prophage le phage inactif inclus dans la bactérie.
Transportons-nous beaucoup plus loin, car les idées voyagent, ce n’est pas nouveau, sûrement beaucoup plus vite qu’aux siècles passés. Une découverte importante est faite à partir de 1946 aux USA. Tatum et Lederberg montrent que les bactéries peuvent échanger du matériel génétique et mettre ainsi leurs gènes en commun. Puis l’Irlandais Heyes établit l’existence de la sexualité bactérienne chez certaines espèces où les individus ont des caractéristiques de mâles ou de femelles.
Si cette sexualité est rare, elle existe bel et bien et l’accouplement a reçu le nom de conjugaison bactérienne. Logiquement, la bactérie dont le chromosome la quitte pour pénétrer dans l’autre, reliées toutes deux par un pont cytoplasmique, est qualifiée de mâle.
Cette sexualité bactérienne ne conditionne pas la reproduction des bactéries, lesquelles continuent à se diviser de façon classique. Cependant, elle est une source d’accroissement de diversité génétique, précieuse pour l’adaptation des bactéries à leur milieu. Elle va aussi fournir aux biologistes un exceptionnel moyen d’investigation.
Ainsi, en 1949, Lwoff en France bien évidemment, avait constaté, presque par hasard, que les rayons ultra-violets (UV) induisent le « réveil » des prophages inclus dans ces fameuses bactéries lysogènes, bactéries hébergeant le « phage endormi ». Le réveil du phage se manifeste par la lyse (destruction) des bactéries, le phage se mettant tout d’un coup à se multiplier dans la bactérie jusqu’à faire éclater celle-ci, permettant aux nouveaux phages d’infester de nouvelles bactéries, et ainsi de suite. Ce mode opératoire est celui habituel des virus qui détournent la machinerie métabolique de la cellule au profit de leur multiplication.
Quel est le rôle exact des rayonnements UV ? Les généticiens savaient à cette époque que des facteurs environnementaux pouvaient avoir un effet mutagène (qui provoque des mutations). Or, les mutations affectent le génotype. Cela conduit Jacob et son collègue Wollmann à soumettre leurs bactéries lysogènes aux UV pour pouvoir ensuite isoler des mutants ayant perdu la capacité d’endormir le phage et de l’empêcher de détourner le métabolisme bactérien à son profit.
Ils disposent ainsi de deux souches de bactéries : celles au phénotype lysogène (non détruites par le phage resté dormant) ; celles au phénotype non lysogène (destructibles par le phage). Il ne leur reste plus qu’à faire de la génétique classique, comme Mendel avec ses variétés de pois ou Morgan avec ses drosophiles.
Tableau 1 – Expériences « spaghetti » de Jacob et Wollmann.
Les résultats s’expliquent bien par l’entrée du chromosome mâle dans la bactérie femelle, puisque celle-ci acquiert le phénotype de la bactérie mâle. En outre, les deux chercheurs vont également montrer que la pénétration du chromosome mâle se fait petit à petit, et ils en donnent l’image du spaghetti aspiré progressivement dans la bouche : d’où le nom donné par eux « d’expériences spaghetti » à ces opérations.
Avec ces expériences, ils parviennent à identifier et localiser des gènes sur des chromosomes bactériens. C’est la réplique au niveau bactérien, plus simple, de la génétique de Morgan sur la Drosophile2.
Deux alliances se nouent : bactérie et phage, rez-de-chaussée et grenier
Monod et Jacob se connaissent bien sûr, puisqu’ils exercent tous deux à l’Institut Pasteur. Ils ont l’occasion de se parler, mais ils n’ont encore jamais travaillé ensemble. Leur matériel n’est pas le même, leurs recherches sont distinctes, et leurs laboratoires éloignés : Jacob est chez Lwoff, au grenier du bâtiment « Emile Duclaux ». Monod tient ses quartiers dans un autre secteur de l’Institut.
Nous sommes à présent en 1957. Nous avions laissé Monod perplexe face à la découverte de la protéine membranaire qui contrôle l’entrée du lactose. Il a acquis depuis la conviction qu’il doit se consacrer à l’étude des gènes qui contrôlent les enzymes impliquées dans l’assimilation du lactose : la galactoside-perméase (située dans la membrane) et la β-G-ase. Toutes les conditions sont à présent réunies pour une collaboration entre Monod et Jacob.
La première expérience commune consiste à faire se croiser des bactéries ayant des caractères métaboliques opposés.
Tableau 2 – La première expérience commune de Monod et Jacob.
Ce résultat rappelle étonnamment les expériences d’hybridation de la génétique classique, où les descendants combinent les caractères des parents.
A la différence qu’ici, la bactérie femelle est immédiatement transformée par suite de l’entrée du chromosome mâle, puisqu’on n’a pas besoin d’attendre un cycle de reproduction. La bactérie femelle se comporte comme une cellule de zygote (œuf) après l’entrée du spermatozoïde dans l’ovule : on parle ici de mérozygote.
La bactérie femelle hybride a acquis la faculté de produire la β-G-ase grâce au gène issu du chromosome mâle. Elle a conservé l’aptitude à fabriquer la perméase puisque le gène correspondant se trouve sur le chromosome femelle qui est toujours présent.
Ces expériences constituent l’arrière-plan des recherches suivantes. Elles sont des outils rodés pour la suite, où là encore de nouvelles coopérations se dessineront. Comment ces outils d’hybridation entre souches bactériennes vont-ils être mis à profit ? Notons à ce stade que deux gènes (au moins ?) sont en jeu : celui qui contrôle la galactose-perméase et celui de la β-G-ase. Il va falloir « jouer » avec.
On commence à entrevoir que le chemin de la découverte est tout sauf linéaire et puise à de multiples sources. En particulier grâce à l’apport inattendu de deux chercheurs américains qui viennent travailler à l’Institut Pasteur.
Notes
1 Monod 11 : l’induction d’accord, mais comment ? Meer.
2 Monod 7 : quand la biologie devient moléculaire. Meer.
Bibliographie
Debré, Patrice ; Jacques Monod, Flammarion, 1996.