C’est une petite histoire de ce que vit ma grand-mère, de 101 Johnny Depp et d’une relation farfelue, qui n’a pas de sens et qui pourtant exprime beaucoup et très profondément une époque.

Mercredi, comme chaque semaine, je me rends chez ma grand-mère pour déjeuner avec elle dans son studio situé dans une résidence sénior. Pour contextualiser, elle a 86 ans, elle est en fauteuil roulant et elle a du mal à parler suite aux complications d’une crise cardiaque; pour toutes ces raisons, elle n’arrive pas à se faire d’ami·es dans la résidence parce que personne ne prend le temps d’essayer de la comprendre quand elle parle. Elle passe donc la plupart de son temps toute seule, dans son studio.

On fait donc notre possible pour venir la voir le plus souvent possible et heureusement, on a pu compter sur un allié de taille : sa tablette android. La période d’apprentissage a été (très) longue et je pense qu’elle ne se terminera sans doute jamais… Mais quel bonheur de voir les étoiles dans ses yeux quand elle a découvert ce monde numérique et en particulier Facebook.

La découverte de Facebook par nos familles, on l’a à peu près toustes déjà vécu, c’est beaucoup de partage d’illustrations, de photos (fleurs, chats, etc), de citations, des posts sur nos murs souvent gênants comme ma grand-mère qui y écrit : “Pourquoi tu ne m’as pas rappelé ?” quand j’oublie de la rappeler, des commentaires maladroits sous nos photos, des invitations à des jeux en tout genre, etc. Ce sont des choses auxquelles on s’attend mais, il existait un tout autre aspect que je n’avais absolument pas envisagé…

Donc j’arrive ce mercredi-là, on discute et on déjeune et, d’un coup elle me dit : “Je discute avec quelqu’un sur Messenger” alors toute contente, je lui demande qui est cette personne, elle me répond : “C’est Johnny Depp”. Suite à ça, je ne sais pas trop quoi répondre, je rigole nerveusement sans comprendre puis elle me montre la page de ce compte. C’est une page classique de *catfish et j’essaye de lui faire comprendre doucement que ce n’est pas réellement lui mais elle se braque, donc je n’insiste pas trop. Je la mets du moins en garde sur le fait qu’elle ne lui envoie pas d’argent, ni son adresse ou d’informations privées de n’importe quelle sorte. Elle me répond que jamais il ne lui demanderait de l’argent étant donné qu’il est riche (et je vois dans son regard qu’elle me prend un peu pour une idiote de lui dire ça) mais bon, elle accepte ce que je lui demande.

En partant de chez elle, je réfléchis et j’en viens à la conclusion que si elle respecte la promesse en soit, il n’y a rien de grave, c’est juste une personne qui la divertit via des conversations inoffensives (que j’ai lues et vérifiées évidemment).

La semaine d’après arrive et je retourne la voir, on discute et on déjeune quand elle me dit : “Je parle à Lily-Rose Depp”. Instantanément, je me dis que ça doit être la même personne qui possède les deux comptes pour que son mensonge soit plus crédible. Je lui demande si je peux lire la conversation, elle me donne sa tablette et s’absente aux toilettes. Je vérifie la conversation et il n’y a rien d’inquiétant alors je décide de passer à celle avec Johnny Depp quand tout à coup… le choc ! Dans son menu principal, je vois plusieurs dizaines voire centaines de conversations provenant de différentes pages “Johnny Depp”. Ma grand-mère ne réalise pas qu’à chaque fois elle discute avec un compte différent, elle répond seulement au message qu’elle voit en premier soit le plus récent. Alors, je file dans sa liste d’ami·e·s et je commence à supprimer à la chaîne ces comptes. Mais même après en avoir effacé une trentaine, je vois bien qu’il en reste encore énormément et mon temps est limité.

La découverte de ces centaines de comptes a été une sacrée douche froide. Cela fait quelques années que des mises en garde circulent concernant les réseaux sociaux, les imposteurs et elles sont souvent axées sur les jeunes personnes car elles sont vulnérables et plus facilement manipulables. Pourtant, ce tsunami de Johnny Depp m’a fait réaliser que nos grands-parents sont comme des jeunes personnes : vulnérables et manipulables. C’est un univers tellement inconnu pour elleux qu’iels sont en incapacités d’en voir les travers, iels n’ont pas acquis la logique/rationalité concernant ce monde virtuel.

Dans le cas de ma grand-mère, je me sens chanceuse car elle est très entourée, elle ne contrôle plus son compte en banque (son fils le gère pour elle) et elle vit dans une résidence surveillée ; elle est donc “immunisée” contre les escroqueries. Mes pensées vont à toutes les personnes moins chanceuses car, ce que cette marée de Johnny Depp a prouvé, c’est qu’il existe un réel marché de l’escroquerie des personnes âgées.

Malheureusement et comme nous le savons toustes, personne n’est à l’abri de ce genre d’escroquerie, peu importe notre âge. Ces escrocs ont mis la main sur la recette parfaite : la corde sentimentale des personnes seules. La seule manière de les combattre est d’en parler, de mettre en garde et de partager ces expériences et témoignages comme l’a fait Stéphanie Vigne qui partage son histoire dans son livre Amour, emprise et m@nipulation sur internet, mais aussi comme le documentaire l'Arnaqueur de Tinder de Felicity Morris ou encore la nouvelle série Nudes de Andréa Bescond, Sylvie Verheyde et Lucie Borleteau axée sur les jeunes personnes et l’échange de photographies à caractère sexuel.

Note

Un catfish ( litt. poisson-chat) ou catfisher est une personne qui se fait passer pour quelqu'un d'autre, utilisant de fausses photos de profil, de faux noms et se faisant souvent passer pour une personne d'un autre sexe pour extorquer de l'argent à ses cibles. (Wikipédia)