Six lionnes attaquent,
rêve annonciateur de forces à venir.
Comme une eau libérée, déchaînée, elles passent
à travers les grilles sans rien en détruire.
L’une d’elle, ensanglantée, porte la marque du combat
qu’elle livre dans la multitude et dans la solitude,
pour se nourrir et courir longtemps vers une commune destination

Elles viennent à elle, rien ne freine leur course.
Elle a peur. N’a pas peur.
Ni fuite ni refuge pour sauver ce qui parait être l’objet de leur acharnement, elle.
« Elle » ?
Seulement en surface, car les choses se jouent ailleurs, vers l’inaccessible étoile du fond des eaux.

Pourtant, flux, poussée, vague traversent les grilles froides et figées,
montent en elles, explosent en rage, liberté, loyauté.

« Il » a mordu pour gagner la paix, vociféré, éructé,
il vient à sa rescousse décourager les velléités d’ingérence et imposer son style,
trublion, poil à gratter des bêtes noires et des oies blanches.

Qu’est-il ce désir demeuré désir ? Il la précède, courant il la tire en avant, rétif au formalisme, au sectarisme et pulse, tel un écho d’Occitanie.

Enfermez-la à l’extérieur, loin des auras maléfiques et des frigides inquisitions !
Sur route, les piquants, les épines, s’abreuveront de son étrangeté, de sa réserve de possibles
et la délogeront.
Elle surgira du tumulte des flots dont le bouillonnement fait la force.

Pour trouver, quoi ?
Une vie sauve, propre à pousser les portes et les fenêtres Vers plus haut,
quand les pisse-froid, les rabat-joie, appellent à la bienséance, à la « re-co-gni-tion »1.

Rien ne l’afflige bien longtemps. Exits les assassins, et l’appel aux amertumes
Hors d’elle-même elle bondit, hors des rangées de toutes sortes et des violences ordinaires.
Dans le vif elle tranche, dans la rupture elle trouve une aventure, une impulsion salvatrice.

Pour les institutions elle avance, écrit et murmure une ode au travail, en devenir, sans pontifier ;
elle fréquente les business plans, audits et contrôles de gestion qu’elle apprend à manier et à interpréter,
sans excès d’émotion ni d’affectées terreurs.

A bas les grilles,
vive les procès qui traversent, traversent les frontières.
L’élan de la recherche est mouvement et attention, pulsion vers cet objet qui nous précède, dans un fondu enchaîné-déchaîné, pour découvrir l’art de la méthode, dialoguer avec les temps déployés-apprivoisés. Au philobate2, rien n’appartient ; il explore les biens communs matériels-immatériels, sans thésauriser. Il répond ainsi aux besoins primordiaux de la différence, de la différance3, de l’altérité.

Il vise, non la libération d’un individu déjà constitué, mais l’accès à des réserves de devenir, un devoir-être durable bien que jamais figé, une capacité à se reconfigurer dans la relation aux autres et aux milieux : dynamisme de l’individuation, possibilité de travailler ses contradictions, de se redisposer et d’anticiper autrement un avenir.

Pas de lien de cause à effet entre individu et groupe ; plutôt un mouvement de soi à soi. Entrent en relation non pas des sujets (ou des objets) finis, étanches, mais des régimes d’individuation. Se noue une relation fraternelle avec le milieu qui devient compagnon, milieu associé. Ni immanence ni transcendance : les deux à la fois, via l’individuation, processus transductif.

Qu’est ce qui est intolérable ? Se sentir absorbée par un système, dénaturée, contrariée dans son allure congénitale. « Rien n’aliène plus directement l’être humain que le fait de le traiter comme un individu constitué, un être achevé4». Au contraire, il y a des ressources en devenirs, réserve de potentiels, pré-individuels qui tombent comme une pluie ou volent en lucioles5, vers des individuations multiples et variées, selon comme on les rêve, selon que l’on devient capable ou non de créer l’espace d’une pratique de soi qui se rénove dans ses capacités et apprend à s’orienter autrement.

Quitter, donc, les rivages des fausses séductions, des complaisances et consensus, et jouir d’être séduit par d’autres forces, suivre autrement le jeu vital ; trouver le bon charisme , le sage équilibre pour agir sans hiérarchie entre forces opératives. La personne est un système équilibré de temporalités multiples (temps biologique, temps social, temps technique, temps subjectif); le projet, celui d’un varius multiplex multiformis6.

Il convient d’assumer sa propre insuffisance, l’ incomplétude de sa condition, pour désirer ; déphasage, incompatibilité, désorientation, transformation de la menace en promesse, de l’angoisse par le collectif. Ne pas s'occuper du milieu, c'est renoncer à son devenir. Attention, donc.

Le leader impulse, regarde pousser, grandir, se développer ; il est un élément du système (un parmi d’autres) attentif aux signaux faibles7. Au contraire de l’a priori consensuel et des manœuvres bien-pensantes pour y faire adhérer, il valorise le conflit comme source de créativité et vise l’intégration des différences plus que l’exclusion ou la subordination - c'est-à-dire la confrontation et la recherche d’un sens, d’une direction commune où se redéfinissent la durée, la durabilité….

A ses yeux, le monde n’est pas fait d’objets mais de mouvements et de fluides… L’individu n’existe pas isolément, il émerge et se maintient dans un couplage avec un milieu, lui-même transformé par l’individuation : être (vous, moi, tel autre…) toujours en devenir. Il n’y a ni achèvement ni origine absolue, mais des phases d’individuation ; pas de dualisme, mais une approche processuelle et relationnelle. Tu es, je suis, nous sommes un processus d’individuation continue, un devenir créateur, ouvert et pluriel où le « dehors » et le « dedans » se co-constituent.

l’individuation, processus transductif, exprime progressivement un pré-individuel par contacts, rapprochements, collaborations avec d’autres entités que soi-même ; un pré-individuel qui n’est ni extérieur, ni intérieur, seulement le champ d’opérations où l’être se structure en résolvant des tensions. La transduction est un processus sans sujet, sans extériorité, qui produit à la fois l’individu et son milieu associé8. Un vrai beau projet… Le courage donne la confiance.

Et si …elle rêvait à nouveau ?
elle, Minerve accomplie s’accomplissant dans la Philia, dans l’action...
avec l’envie de raconter le monde, de narrer l’humour, l’humain, l’histoire,
où vertu, humanisme, personnalisme ne sont pas de vains mots, mais les vecteurs d’une aventure humaine, créative et collective…

où l’indépendance, la souplesse, l’exigence et la capacité à se renouveler priment sur la hiérarchie, la standardisation et la recherche du profit à courte vue
L’action comme un espace potentiel d’expérimentation, de transmission, de plaisir9.

Pour ce, il s’agit de se projeter, de négocier, de s’inspirer, tout en intégrant les dimensions de temps, de solidarité et de générativité. Le fil conducteur est la volonté de penser le développement (individuel, professionnel, organisationnel, sociétal) comme un processus complexe, créatif, solidaire et ouvert à la pluralité des dimensions humaines : affirmation de soi, créativité, transmission, sens et transformation. Ces réflexions convergent autour de la question du développement personnel et collectif, en articulant plusieurs visées :

Celle d’un développement intégral vu (et vécu) comme une chaîne continue, où chaque étape nourrit la suivante et bénéficie à autrui. On cherchera à faire jouer l’affirmation de soi, la prise d’initiative et la négociation avec la solidarité générative10 et intergénérationnelle, la transmission et l’engagement collectif. Le développement intègrera la capacité d’adaptation, de correction, de réorientation en fonction des imprévus et des émergences.

Celle d’un travail comme espace d’invention et de plaisir, pour explorer des modèles d’organisation favorisant la polyvalence, la confiance et la transmission, pour faire du travail un lieu d’épanouissement et d’innovation, plutôt qu’une simple exécution de tâches. On se demandera : en quoi la valorisation de la narration, de la créativité et de l’artisanat peut-elle renouveler notre rapport au travail et à l’action ?

On ne cherchera pas à répondre à une commande qui souvent ne vient pas, en abordant des sujets à contre-courant de la tendance. Sans esprit de sérieux, mais comme des artisans obsédés par le travail bien fait… L’agilité et la capacité à se renouveler sont centrales. Prendre le risque d’offrir au monde ce qu’il n’a pas demandé et qu’il se découvre pourtant prêt à recevoir11.

Celle d’une épique de l’existence entre la puissance du récit et de l’imaginaire : quel rôle jouent les récits, l’imagination et l’écriture dans la transformation individuelle et collective ? Il s’agira d’intégrer la dimension narrative et symbolique dans les démarches de développement pour donner sens, inspiration et cohérence à l’action, tout en ouvrant la porte à l’inattendu et à la créativité par l’imaginatio vera12.

Celle d’une vision holistique et écologique du développement, respectueuse de toutes les dimensions de l’humain et du vivant : comment penser le développement de façon globale, en intégrant la diversité des critères (vie, santé, imagination, émotions, raison, affiliation, attention au vivant, jeu, maîtrise du réel13), dépasser ainsi les approches fragmentées et technicistes ? Finalement, il s’agit de trouver une dynamique intellectuelle, existentielle et altruiste permettant un niveau d’intégration supplémentaire, passant non par la réduction ou la division mais par l’ouverture14.

Celle d’une pluralité des espaces et des temps : car ils sont pluriels, et construits. Le présent est l’espace de l’action et du discernement, non un simple point entre passé et futur. Un développement stratégique et prudent exige d’articuler les différents temps, d’humaniser la durée15, de respecter la diversité des rythmes et des mémoires, et faire du temps un opérateur d’événements et de sens, non entièrement subordonné aux contingences d’un moment.

Ces réflexions invitent à aborder le développement comme un projet à la fois ambitieux, créatif, solidaire, où l’attention à la diversité des expériences humaines est centrale. Elles ouvrent la voie à une transformation qui conjugue efficacité, sens, plaisir, engagement et accueil de l’inattendu.

Toute pensée un peu singulière se signale par ceci qu’elle ne dit jamais fondamentalement qu’une seule chose et ne peut s’empêcher de la risquer à chaque fois dans le prisme coloré des circonstances 16.

Sous le vent soulevant la poussière : poussières de morts, poussière des mots, poussière sur les chemins où la raison poétique change de forme en affirmant sa vérité.

Bibliographie

1 La recognition (reconnaissance) désigne, pour Deleuze, un mode de fonctionnement de la pensée qui consiste à identifier quelque chose comme déjà connu, à rapporter le nouveau à des modèles préexistants ou à des catégories familières. Au contraire, Deleuze cherche à penser la différence en elle-même, l’événement, la singularité ; il valorise une pensée qui s’ouvre à l’inattendu, à la production de sens nouveau. Juliette Simont. (2005). Gilles Deleuze, à la rencontre de l’intensité, Les Temps Modernes, vol. 629 (1), 43-76.
2 Catherine Reverzy (2001). Femmes d’aventure, du rêve à la réalisation de soi, Paris, Odile Jacob. Catherine Reverzy a utilisé les notions de « philobate » et « ocnophile » pour caractériser des attitudes fondamentales face au voyage, à l’exploration et, plus largement, à la vie et à la relation à l’autre. Ces deux termes, introduits initialement par le psychanalyste Michael Balint, désignent deux manières opposées mais complémentaires d’entrer en relation avec le monde : le philobate (« qui aime marcher sur les extrémités ») désigne celui ou celle qui aime s’aventurer, prendre des risques, explorer l’inconnu, se détacher de ses attaches et aller vers l’ailleurs. Les héroïnes de Catherine Reverzy sont souvent rangées parmi les philobates, car elles manifestent une attirance pour le départ, l’exploration, la nouveauté et la capacité à se confronter à l’imprévu. L’ocnophile (« qui aime s’accrocher ») désigne celui ou celle qui recherche la sécurité, l’ancrage, la stabilité, le cocon protecteur et les repères familiers. L’ocnophile préfère la continuité, l’appartenance, la prévisibilité et la protection du groupe ou du foyer.
3 Chez Jacques Derrida, la notion de différance vise à déconstruire les oppositions binaires et la recherche d’une origine pure ou d’une présence pleine dans la pensée occidentale. Derrida ne veut pas faire de la différance un simple concept, mais un acte : celui de différer et de se différer, c’est-à-dire de produire un écart, une altération et un mouvement qui précèdent toute identité ou présence. La différance est ainsi à la fois différence (production de distinctions) et différer (retard, espacement), ce qui la rend inséparable d’un rapport au temps ; elle ouvre la possibilité du changement et de la transformation, car elle fait éclater la fixité des identités et des structures, et rend l’histoire et l’altérité possibles. La différance est inséparable d’un rapport au temps : elle est espacement, retard, non-coïncidence, trace.
4 Alexandra Bidet et Marielle Macé (2011). « S'individuer, s'émanciper, risquer un style (autour de Simondon) », Revue du MAUSS, vol. 38, no. 2, pp. 397-412.
5 Georges Didi-Huberman (2009). Survivance des lucioles, Paris, Éd. Minuit.
6 Les mémoires d’Hadrien dans RadioFrance. En qualifiant Hadrien de « varius multiplex multiformis », Yourcenar défend une vision de l’humain irréductible à des catégories fixes. Cette formule s’oppose aux portraits monolithiques des grands hommes, privilégiant une approche nuancée, riche en contradictions assumées.
7 Mary Parker Follett propose une vision du management profondément novatrice pour son époque (États Unis, début 20ème siècle), centrée sur l’humain, la coopération et la responsabilisation. Pour elle, le management ressemble à l’art de jardiner : il s’agit de créer les conditions favorables à l’épanouissement, à la croissance et à la diversité, plutôt que de forcer ou de contrôler artificiellement les processus. « Les complexités de la nature et celles du management semblent répondre les unes aux autres ». Groutel Emmanuel (2014). « Mary Parker Follett. La facette méconnue du management jardiné », Revue française de gestion, vol. 2, n° 239, p. 13-29.
8 Emilia Marty (2004). Simondon, un espace à venir. Multitudes, no 18(4), 83-90. Simondon, un espace à venir dans Cairn.info.
9 Éric Karnbauer et Brieux Férot, (2017). Society, l’audacieuse création du trublion de la presse papier. Le Journal de l'École de Paris du management, 124(2), 29-35. Society, l’audacieuse création du trublion de la presse papier dans Cairn.info.
10Erik Erikson (1902-1994), le psychologue de la générativité, dans Revue québécoise de psychologie, 23 (2) : 255-26.
11 Karim Basbous (2005). Avant l’œuvre : Essai sur l'invention architecturale, Paris, Éd. de l’imprimeur.
12 Cynthia Fleury (2015). Cynthia Fleury : « Le travail doit faire lien avec l’émancipation et non pas avec la survie » dans Souffrance X Travail « L’imaginatio vera, c’est littéralement l’imagination vraie, celle qui donne accès au Réel, et non celle avec laquelle on fuit dans les méandres fantasmatiques. Personne n’a l’exclusivité de la définition du Réel. Le théâtre social qui nous est imposé, selon nos cultures et nos traditions, n’est pas le Réel. C’est à nous d’inventer le Réel ».
13 Martha-C. Nussbaum (2008). Femmes et développement humain, l’approche des capabilités. Paris, Éditions des femmes.
14 Pour un développement « intégral et global », accessible en 6 portes (oïkos, ethos, nomos, logos, praxis, et dynamis), et peut-être en une 7ème porte, l’epos, pour suivre un chemin initiatique, pour un tournant écologique et spirituel ? Cécile Renouard et al. (2020). Manuel de la grande transition. Former pour transformer, Paris, Les liens qui libèrent.
15 Fondation pour les générations futures (2003). Apprivoiser le temps : approche plurielle sur le temps et le développement durable. Ed. C.L. Mayer.
16 Jacques Rancière (1983). Le Philosophe et ses pauvres, Paris, Flammarion.