Article co-écrit avec Katie Singer (v.o. en anglais)

En 1801, un marchand français invente des cartes perforées pour stocker les données permettant de commander un métier à tisser automatique, sorte de programme informatique bien avant l’heure. En 1853, un Suédois et son fils conçoivent une calculatrice capable d'imprimer. En 1941, deux hommes créent un ordinateur capable de stocker des informations et d'effectuer une opération toutes les quinze secondes1. Les premiers ordinateurs ont élargi nos capacités et certains étaient aussi volumineux qu’une vaste pièce. Aujourd'hui, ils tiennent dans le creux de la main et nous accompagnent dans la plupart des aspects de la vie quotidienne. Les enfants utilisent sans peine des ordinateurs avant même de pouvoir parler.

Tandis que les ingénieurs imaginent de nouveaux appareils et applications toujours plus fabuleux, peu se questionnent sur la relation entre technologie numérique et dégradation de l'environnement. Peu de scientifiques étudient les impacts écologiques de la fabrication, de l'usage et de la mise au rebut des appareils numériques, de l'infrastructure réseau et des centres de données. Ces impacts comprennent l'utilisation de combustibles fossiles, les émissions de gaz à effet de serre, les extractions de plus de 50 métaux, l’utilisation de produits chimiques, la perturbation des habitats de la faune terrestre et marine, la privation d'eau de communautés et d’agriculteurs, et enfin les déchets radioactifs et toxiques.

Qui surveille l'empreinte écologique de la numérisation ?

À notre connaissance, il n'existe pas de méthodologie standard unique pour analyser les rares données dont nous disposons sur ces impacts. Une étude pourrait examiner l'empreinte de la fabrication, de l’usage et de la mise au rebut des appareils numériques (téléphones et ordinateurs portables, électronique dans les véhicules,…) - mais ignorer les téléviseurs. Une autre pourrait se concentrer sur la consommation d'électricité ou les émissions de CO2 du numérique, mais ignorer la blockchain.

L'Union européenne identifie 14 catégories d'impacts environnementaux2. Parmi celles-ci, les émissions de CO2 sont les plus étudiées. À ce jour, aucune étude à comité de relecture par des pairs ne considère les impacts écologiques combinés de l'industrie numérique.

En 2020, Charlotte Freitag3 et ses collègues ont publié une synthèse d'études récentes évaluées par des pairs sur les impacts environnementaux des technologies de l'information et de la communication (TIC), en particulier sur les émissions de CO2. Les chercheurs rapportent que si "les TIC ont apporté des améliorations d'efficacité et de productivité de plus en plus étendues à l'économie mondiale... les émissions mondiales de CO2 ont également augmenté inexorablement" (traduction).

Le numérique représente désormais 2 à 4 % des émissions mondiales de CO2 (l'aviation civile 2 %), soit 1,2 à 2,2 gigatonnes d'équivalent CO2 (GtCO2e).

Freitag affirme que la réduction des émissions de CO2 du numérique nécessiterait des actions majeures de la part de l'industrie, des législateurs et des régulateurs - et que les politiques actuelles de "Green Deal" ne permettent pas d’atteindre à elles seules les objectifs de durabilité.

Nous sommes d'accord. Nous reconnaissons également que la réglementation actuelle ne réduit pas les émissions de CO2, les impacts de l'exploitation minière sur les communautés autochtones ou les habitats de la faune. Elle ne diminue pas les déchets électroniques. Nous constatons que les écoles d'ingénieurs abordent rarement ces questions.

Quelles politiques encourageraient les ingénieurs à concevoir des appareils et des infrastructures biodégradables et qui peuvent être réutilisés (en cas d'utilisation prolongée) ? ​

Big tech pour nous sauver tous ?

Certaines grandes entreprises technologiques se sont engagées à réduire leurs propres émissions de CO2. En réalité, ces « réductions » peuvent inclure des compensations de carbone qui n'éliminent pas les émissions. Ou, comme le rapporte Freitag, ces ambitions sont parfois trop timides pour atteindre les objectifs nets zéro d'ici 2050. De plus, aucune agence ne surveille ni n'impose ces engagements. Conjointement, trois technologies numériques génèrent une croissance considérable et incontrôlée des émissions de CO2: la crypto-monnaie Bitcoin, l'Internet des objets (IdO ou en anglais IoT pour Internet of Things) et l'intelligence artificielle (IA). Malheureusement, sans preuve, la Commission européenne présente ces technologies comme des leviers clés de réduction des émissions. Ce narratif trompeur ne reconnaît pas les objectifs climatiques. Il ignore également le paradoxe selon lequel une efficacité accrue crée un effet rebond : ceci conduit à davantage de fabrication d’appareils moins chers, ce qui à son tour augmente la consommation d'énergie, l'exploitation minière, les émissions, la consommation d'eau et les déchets.

Nouvelles tendances ou menaces numériques ?

Le « big data » (ou mégadonnées) et l'IA présentent des opportunités et des menaces pour la réduction du changement climatique. Par exemple, ils pourraient réduire la congestion du trafic routier. Mais des applications telles que Waze4 peuvent réduire les embouteillages sans IA, tandis que l’apprentissage d'une IA à résoudre des problèmes peut générer entre 4,5 kg et 284 tonnes de CO 2 (cinq fois les émissions de CO2 d'une voiture à essence). La croissance de l'IA entre 2012 et 2018, mesurée en « pétaflop/s-jours » (le nombre d'opérations informatiques pendant que la machine apprend), a été multipliée par 300 000.

L'Internet des objets (IoT) connaît également une croissance exponentielle. D'ici 2025, il pourrait connecter 75 milliards d'appareils, puis augmenter de 19 % par an. La plupart de ces appareils prendront en charge la domotique, la sécurité et la surveillance (48%). Les secteurs de l'IoT qui connaissent la croissance la plus rapide sont les voitures (30 % de croissance annuelle) et les villes « intelligentes » (26 %). Remarque : peu de chercheurs étudient les émissions de carbone liées à la fabrication d'objets connectés.

Enfin, la technologie blockchain (en particulier la crypto-monnaie) émet autant de CO2 que des nations entières5. La consommation d'électricité du Bitcoin en 2020 aurait pu alimenter sept millions de foyers américains. Les chercheurs estiment que le Bitcoin nécessite douze gigawatts (GW) de puissance, soit la puissance générée par sept grands réacteurs nucléaires. Une seule transaction Bitcoin consomme environ 750 kWh, assez pour qu'une voiture électrique de deux tonnes6 parcoure 5000 km. De plus, la moitié des transactions Bitcoin ont lieu en Chine, où l'électricité fonctionne en grande partie au charbon, le combustible qui émet le plus de gaz à effet de serre.

Effet rebond garanti

Alors que l'efficacité fait baisser la demande d'électricité, l'augmentation du trafic la fait augmenter. Le trafic de données consomme des quantités importantes d'électricité et la vidéo représente plus de 80 % du trafic. Une nouvelle infrastructure Internet telle que la 5G permet d'augmenter le trafic vidéo ; en raison de l'effet rebond, la 5G augmente le trafic, la consommation d'électricité et les émissions de CO2. Les nouveaux appareils compatibles 5G nécessitent davantage d'extraction et de fabrication et génèrent plus de déchets électroniques. Compte tenu du nombre limité d'internautes sur terre et du nombre limité d'heures sur une journée, certains experts prédisent un plafonnement de la demande et du trafic de données. Cela suppose que les données de machine à machine de l’Internet des Objets sont négligeables. Hélas, les caméras de vidéosurveillance haute définition connectées à la 5G pourraient à elles seules créer une croissance exponentielle du trafic et du traitement des données.

Les TIC permettent-elles des économies de carbone dans d'autres industries ? Les « Green Deals » de nombreux gouvernements supposent que la numérisation de la santé, de l'éducation, de l'agriculture, de la banque, de la fabrication, des transports et de la construction permettra d'économiser suffisamment de CO2 pour contrebalancer les émissions de l'industrie numérique. Pourtant, les réductions totales de 15 % des émissions de CO2 de ces industries (réalisées uniquement dans des conditions idéales) ne nous permettraient pas d’atteindre les objectifs climatiques. En fait, en raison du seul effet rebond, la digitalisation pourrait augmenter les émissions globales de CO2! Les réductions ne se produiront que lorsque la technologie numérique éliminera l'utilisation de technologies à forte intensité de carbone.

Les énergies renouvelables peuvent-elles décarboner le numérique ?

L'industrie numérique promeut fièrement son recours croissant aux énergies « renouvelables ». Cependant, les éoliennes industrielles, les panneaux solaires et les batteries ne sont « renouvelables » et « propres » que de nom. La fabrication de ces technologies nécessite des extractions et des combustibles fossiles ; elle génère du CO2 et des déchets dangereux. Ensuite, l'éolien et le solaire sont des sources d'énergie intermittentes. Elles dépendent de l'appoint du gaz naturel ou du charbon (combustibles fossiles), du nucléaire ou de batteries toxiques. De plus, elles ne peuvent pas alimenter des processus de fabrication énergivores comme la fonte de métaux. Comment réellement réduire les émissions de carbone, les extractions, la consommation d'eau et les déchets toxiques ? Pour rendre les centres de données et les infrastructures de réseau neutres en carbone, les Big Tech pourraient-elles limiter leur consommation d'énergie ? Pourraient-elles restreindre les services énergivores (mais non essentiels) comme le streaming vidéo 4K ou HD ?

Les politiques actuelles peuvent-elles mener au « zéro émission nette » ?

Les politiques climatiques qui promeuvent l'efficacité énergétique, les énergies renouvelables et l'électronique circulaire pour nous aider à atteindre le « zéro émission nette » ne sont pas réalistes. Pour commencer, les chercheurs estiment que l'empreinte carbone de l'industrie numérique augmente chaque année de six à dix pour cent. L'adhésion aux Accords de Paris (maintenir l’augmentation de la température mondiale sous 1,5°C) exigera que le numérique réduise ses émissions de CO2 de 42% d'ici 2030, 72% d'ici 2040 et 91% d'ici 2050. Quelle que soit la fréquence à laquelle l'affirmation est répétée, les gains d'efficacité dans d'autres secteurs ne compenseront pas l'extractivisme croissant de l'industrie numérique7, l'utilisation de l'eau8, les déchets9 ou les émissions. Freitag suggère que seules des contraintes annuelles sur la consommation (comme lors du COVID), ou une taxe ou un plafond sur les émissions de carbone, pourraient réellement aider à réduire considérablement les émissions de CO2. Dans tous les cas, réduire nos impacts environnementaux passera par une réduction de la production et de la consommation de biens numériques. Qui est prêt à suivre un régime numérique ?

Notes

1 Live Science, Computer History.
2 2013/179/UE Recommandation de la Commission du 9 avril 2013 relative à l’utilisation de méthodes communes pour mesurer et indiquer la performance environnementale des produits et des organisations sur l’ensemble du cycle de vie.
Changement climatique, Appauvrissement de la couche d'ozone, Écotoxicité pour écosystèmes aquatiques d'eau douce, Toxicité humaine – cancers, Toxicité humaine – effets autres que cancers, Particules/substances inorganiques affectant les voies respiratoires, Rayonnements ionisants – effets sur la santé humaine, Formation photochimique d'ozone, Acidification, Eutrophisation - terrestre, Eutrophisation - aquatique, Épuisement des ressources - eau, Épuisement des ressources - Minéraux, fossiles, Transformation du sol.
3 Freitag, Charlotte et al., The climate impact of ICT : A review of estimates, trends and regulations, Physics and Society, 2020.
4 Waze ne semble pas signaler l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA) pour la navigation, mais a choisi l'IA pour son service de covoiturage plus récent pour faire correspondre les conducteurs et les passagers (un choix qui ne rend pas l'IA nécessaire).
5 Bitcoin est de loin la crypto-monnaie la plus populaire. Lors de la rédaction de cet article en février 2023, les crypto-monnaies non durables Bitcoin, Ethereum 1.0, Monero et un total de 316 devises utilisent un algorithme de consensus de «preuve de travail» (Proof of Work PoW) pour valider chaque transaction, consommant de grandes quantités d'énergie. D'autre part, 243 crypto-monnaies telles que Ethereum 2.0, Cardano et Solana utilisent une « preuve de participation » (Proof of Stake PoS) qui nécessite beaucoup moins d'énergie. Enfin, certaines monnaies utilisent leur propre mécanisme de consensus.
6 La Tesla Model 3 pèse 1,8 tonne à vide et consomme 151 Wh/km. Avec 750 kWh d'électricité utilisée par une transaction Bitcoin, cette voiture peut parcourir 750 000/151 km soit environ 5 000 km. 7 Sovacool, Benjamin K. et al., “Sustainable minerals and metals for a low-carbon future”, Science, 3 Jan. 2020.
8 Asianometry, “The Semiconductor Water Problem”, 2 Sept., 2021. 9 Lepawsky, Josh, Reassembling Rubbish: Worlding Electronic Waste, MIT Press, 2021.