La deuxième moitié du XIXe siècle consacre l’existence et le rôle des microbes, plus noblement appelés microorganismes. Ils sont partout ou presque, et l’on met en évidence leurs effets tantôt bénéfiques où ils sont responsables de processus utiles, comme des fermentations mais aussi de certains mécanismes physiologiques, tantôt pathogènes pour l’être humain comme pour les animaux. Or si la découverte des causes – microbiennes – de certaines maladies a permis de limiter les risques de contamination par des mesures d’hygiène mieux maitrisées, force est de constater qu’on ne sait pas – pas encore – les éliminer. Et pourtant, depuis des siècles et en divers lieux l’humanité a mis au point, de façon totalement empirique, une étrange méthode pour se prémunir de certaines maladies. Comment Pasteur entre-t-il en scène ? Quels ont été ses apports singuliers et comment s’est-il appuyé sur ce « déjà-là » pour mettre au point ses premiers vaccins ?

Longtemps les grandes épidémies qui ont régulièrement frappé l’humanité ainsi que les animaux domestiqués n’ont trouvé de réponse que dans la patience et le dévouement des soignants qui n’y pouvaient guère et dans les mesures d’éviction et de confinement des malades pour limiter la contamination. Pourtant les tentatives n’ont pas manqué, tant dans le domaine des remèdes la plupart du temps infructueux que dans celui de moyens pour s’en prémunir. De l’Antiquité, on avait gardé le souvenir de la mithridatisation : en ingérant des doses croissantes de poison, le sujet devenait moins sensible au poison. Mais cela n’offrait pas de piste sérieuse pour les maladies infectieuses. Plus intéressantes étaient les observations montrant que des individus semblaient naturellement résistants à ces maladies, et notamment ceux qui, infectés une première fois et à condition d’en avoir réchappé, ne la contractaient pas à nouveau, paraissant en être définitivement protégés. Le cas de la variole est à cet égard emblématique.

La variole tant redoutée

La variole, autrefois répandue en Orient, est parvenue en Europe par les croisades. Appelée aussi vérole, elle est très contagieuse, mortelle dans un tiers des cas et caractérisée par des éruptions cutanées laissant des cicatrices disgracieuses. Les animaux domestiques et sauvages sont également frappés par des maux similaires : clavelée du mouton, cowpox du cheval et de la vache, etc. La variole était redoutée car ses épidémies étaient fréquentes, bien plus que la peste par exemple, et frappaient tous les milieux sociaux. Outre les cicatrices qu’elle laissait quand on en réchappait, elle était une cause majeure de cécité. Or on avait remarqué de longue date que les sujets atteints et qui en avaient réchappé se révélaient très résistants à une nouvelle contamination.

Au moins depuis le Xe siècle, des procédés d’immunisation empiriques étaient connus en Inde et en Chine. On prélevait des fragments de croûtes de pustules d’un varioleux à un moment précis connu des experts, on les conservait un certain temps au chaud sous les aisselles avant de les placer dans les narines de personnes saines. Dans l’empire Ottoman, on protégeait les bébés de la variole en les piquant avec une aiguille trempée dans un pus varioleux soigneusement conservé dans des coquilles de noix. L’épouse de l’ambassadeur de Sa majesté britannique à Constantinople, Lady Montagu, fit connaître cette technique en Angleterre en 1721.

Jenner : de la variolisation à la vaccination

Le 14 mai 1796, l’apothicaire et chirurgien de Berkeley Edward Jenner (1749-1823) inocule au jeune James Phipps, alors âgé de 8 ans, le contenu d’un bouton prélevé sur la main de la fermière Sarah Nelmes, laquelle trayait régulièrement la vache Blossom devenue célèbre depuis. Le garçon présenta un léger malaise quelques jours plus tard mais demeura en bonne santé. Le 1er juillet suivant, la variole humaine lui fut inoculée par des piqûres et des incisions cutanées superficielles : aucune maladie ne s’en suivit (d’après Ian Bailey, in Moulin, 1996).

Jenner, fils et frère de pasteur, parcourant les fermes et les étables, est instruit par les paysans qui lui apprennent que les vaches qui ont contracté le cowpox résistent à la variole : le premier est une forme bénigne de la seconde. Il remarque en outre que les personnes connues pour n’avoir jamais attrapé la variole mais avoir été atteintes du cowpox sont durablement réfractaires à la variole humaine. C’est ce qui le conduira à cette expérience décisive du printemps 1796, qu’il aurait volontiers pratiquée sur lui-même s’il n’avait été déjà inoculé à l’âge de 5 ans par le procédé introduit par Lady Montagu. Jenner fut ainsi le promoteur d’une nouvelle méthode de prévention de la variole : la vaccination au sens initial du terme, consistant à inoculer la vaccine animale pour protéger de la variole humaine. « Sa » vaccination, médicale, se distingue donc de la pratique empirique traditionnelle de variolisation consistant, on l’a vu, à inoculer la variole humaine elle-même, après traitements particuliers tels que chauffage ou dessication, sans qu’on ait eu disposé alors de la notion pasteurienne de germe atténué, et a fortiori de la notion moderne de microbe.

La réputation de Jenner fut autant le résultat de l’expérience osée (et éthiquement condamnable de nos jours) de mai 1796 que de sa publication scientifique célèbre de 1798 An inquiry into the causes and effects of the variolae vaccinae reposant sur des études épidémiologiques solides et à travers laquelle il imposa le terme de vaccine, variolae vaccinae en latin voulant dire variole de la vache. Cette vaccination se diffusa dans le pays et dans le monde car elle connut un succès assez immédiat, malgré des résistances qui pourtant s’accrurent au fil des ans. Au point que la Grande Bretagne interdit la variolisation en 1840 et rendit la vaccination (au sens jennérien) obligatoire pour les jeunes enfants dès 1853. Si Napoléon Ier y soumit l’armée dès 1805 et fit vacciner son propre fils le roi de Rome en 1811, la France n’imposera que beaucoup plus tard, en 1902, la vaccination moderne contre la variole. En effet, la vaccination jennérienne avait été remplacée entretemps par une vaccination moderne, à base de virus variolique, car on s’était aperçu entretemps que le procédé de Jenner ne conférait la protection qu’à court terme. La vaccination moderne fut pratiquée à grande échelle dans le Monde, si bien qu’en 1980 l’OMS (organisation mondiale de la santé) put déclarer la maladie éradiquée.

Tout récemment et sans doute du fait que la vaccination fut arrêtée, refait surface la variole du singe susceptible d’atteindre l’Homme.

Pasteur reprend le flambeau

Londres, 1881, Congrès médical international. Si Pasteur n’est pas présent, il adresse une communication dans laquelle il rend hommage aux

… mérites et aux immenses services rendus par l’un des plus grands hommes de l’Angleterre, votre Jenner (cité par Ian Bailey, in Moulin, 1996).

Il n’est pas le seul à s’être intéressé aux travaux de Jenner, mais c’est lui qui proposera d’adopter le terme de vaccination dans son sens actuel, pour désigner l’usage de toutes sortes d’agents immunisants – les vaccins, qu’il nomme encore à l’époque, pour éviter toute confusion, « virus-vaccins ».

La méthode de Jenner a fait des émules. Vers le milieu du XIXe siècle, Joseph-Alexandre Auzias-Turenne tenta des essais similaires avec la syphilis, utilisant sa version moins grave, le chancre mou. Ces essais n’eurent guère de suites car sa méthode fut jugée peu efficace et dangereuse. Cependant, en 1878, ses amis réunissent après sa mort survenue en 1870, dans un épais volume, ses recherches et ses conférences : La Syphilisation. Un exemplaire atterrit chez Pasteur qui en fait l’un de ses livres de chevet. On y trouve l’ébauche d’une explication (de nos jours évidemment rejetée) de l’immunité acquise :

Les virus épuisent l’organisme en s’épuisant, ils le détruisent ou le quittent, faute d’aliment (…). Le vrai médecin doit savoir utiliser tous les antagonismes et toutes les répugnances. Diviser pour régner est une formule applicable à la prophylaxie et à la thérapeutique des maladies virulentes (cité par Debré, 1995, pp 411-412).

Nous reviendrons dans un prochain article sur l’explication donnée à l’époque au mécanisme de l’acquisition de l’immunité.

Pour l’heure, Pasteur, coutumier des prises de position tranchées, est de plus en plus convaincu qu’il est possible de mettre au point un procédé préventif plus efficace et plus systématique que les mesures prophylactiques pour prévenir les maladies infectieuses. N’avait-il pas déclaré dès 1878 au Dr Roux qui travaille avec lui dans son laboratoire de l’École normale supérieure ;

Il faut immuniser contre les maladies infectieuses dont nous cultivons le virus (cité par Debré, 1995)

Lorsqu’il s’était consacré à la maladie du charbon (lire ici La maladie du charbon et Maladie du charbon, Pasteur achève la démonstration microbienne), il y songeait sérieusement, ce qu’il réitère dans une note qu’il adresse en 1880 à l’Académie des sciences, dans laquelle il caresse

(…) l’espoir d’obtenir des cultures artificielles de tous les virus ; de l’autre, une idée de rechercher des virus-vaccins des maladies virulentes qui ont désolé à tant de reprises et désolent encore tous les jours l’humanité (cité par Debré, 1995, pp 404-405).

Quelle maladie infectieuse, quel « virus » (employé alors au sens générique d’agent infectieux) Pasteur va-t-il s’employer à dompter ? Il a remporté quelques succès dans la compréhension et la prévention de la maladie du charbon : pourquoi ne pas poursuivre le chantier ?

Références

Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995.
Michel Morange, Pasteur, Gallimard, 2022.
Anne-Marie Moulin (sous la dir), L’aventure de la vaccination, Fayard, 1996.