Le terme "déconstruction", omniprésent dans les discours et débats actuels, qui accompagne comme un mantra la moindre mise en procès du passé et les liturgies récusatoires qui tiennent présentement lieu de pensée, est la traduction euphémisée par Derrida et ses amis du terme allemand heideggerien Zerstörung, "destruction", qui a l'inconvénient de dévoiler d'éventuelles intentions programmatiques de manière trop directe et trop crue. Si l'on considère froidement la pensée de Heidegger sans se livrer aux contorsions plus ou moins embarrassées qui ont accompagné les tentatives de son acclimatation au contexte historico-philosophique de l'après-guerre, il apparaît clairement qu'il règne une unité irrécusable entre la personne de Heidegger, ses engagements politiques et sa production philosophique. À l'heure où, avec les travaux de Johann Chapoutot1 notamment, a été mise en évidence l'origine indubitablement nazie du management d'entreprise et où une certaine forme d'instrumentalisation techno industrielle de la science présente de troublants parallèles, dans la charge de destructivité potentielle dont elle est porteuse, avec son arraisonnement au profit de celle du troisième Reich, il devient intéressant, dans la perspective de mieux comprendre l'époque dans laquelle nous vivons et le Zeitgeist qui en forme l'armature, d'interroger la généalogie réelle de la pensée majoritaire actuelle et d'analyser en détail le vocabulaire qui la sous-tend. Cela pourrait avoir le mérite de nous déciller au moins partiellement les yeux et comprendre dans quel contexte réel nous évoluons présentement.

Donc :

Zerstören - détruire, anéantir : voici le terme heideggerien qui a servi de support, sous couvert de traduction, à l'introduction du néologisme "déconstruction" par Jacques Derrida et ses amis, terme qui connaîtra par la suite le succès que l'on sait.

Les verbes construits à partir du préfixe -zer sont nombreux :

Zerfallen : se désintégrer Zerbrechen : briser, rompre Zergehen : dissoudre Zergliedern : disséquer, décomposer Zerarbeiten : séparer, détruire à force de travail; zerbeissen: casser, briser, gruger, broyer avec les dents; zerbersten : se rompre (dans toute son étendue), crever; zerblasen: disperser en soufflant; zerbläuen: rosser, meurtrir; zerbohren: gâter en perçant, en forant; zerbrechen: rompre, casser, briser; zerbrennen : rompre, casser à force de brûler; zerfleischen: déchirer, dilacérer les chairs, zerren: tirer...

Il y en a une bonne centaine et tous signifient: destruction violente2.

Le verbe qui aurait éventuellement pu justifier comme traduction le terme "déconstruire" aurait été zerlegen : démonter, désassembler, démanteler, analyser. Composé du préfixe zer-, qui a pour fonction de pousser à l'extrême ou d’anéantir la signification d'un verbe, et du verbe legen : mettre, placer, poser. C'est du reste ce qui est attesté dans la traduction en allemand du verbe "déconstruire" qui ironiquement se traduit en première intention par la germanisation du terme français en dekonstruiren, et en deuxième par le verbe zerlegen.

Le verbe "construire" se dit bauen, aufbauen, erstellen, et son inversion signifiante par le préfixe zer- n'existe pas en allemand, et pour cause: cette particule zer- signifie le plus souvent la destruction irrémédiable de ce qui est organique, - donc unbaubar, ne relevant pas d'une logique de construction -, la réduction en éléments relevant a posteriori d'un simple comptage additionnel d'une unité initiale non susceptible d'être réduite à la somme de quelconques parties. On est donc là face à une forme sémantique générale qui connoterait dans l'ordre de la pensée la destruction de l'organique, du vivant, ce qui vise in fine l'horizon possible du meurtre.

On voit clairement ici que la traduction de zerstören en "déconstruction" est fautive à plus d'un égard. Fautive, mais intentionnelle. Que cache cette intentionnalité ? Tout d'abord, comme je l'ai dit antérieurement, la nécessité d'euphémiser une intention programmatique clairement nihiliste, et ne pas laisser trop crûment entendre que le but recherché est ni plus ni moins que la destruction. Mais ce n'est pas tout: la notion de déconstruction charrie avec elle des implicites réductionnistes. Ce qui se déconstruit implique forcément de relever dans son principe d'une logique constructiviste. Il s'agit en fait d'une récusation de l'organicité du vivant dont nous procédons, et cette notion ignore grossièrement toute forme d'émergentisme, en présentant de facto le vivant comme pouvant être abordé de façon réductionniste, comme tout autre sujet dont la science contemporaine se serait emparée.

Nous avons donc là tous les traits d'un nihilisme brutal et destructeur, fardé sous les atours d'un intellectualisme sophistiqué autorisant sa pénétration indolore dans les structures universitaires et les conversations tamisées des salons de la bourgeoisie bon teint. Voilà clairement le visage de la Bête.

Notes

1 Johann Chapoutot, Libres d’obéir: le management, du nazisme à aujourd’hui, nrf essais, Gallimard, 9 janvier 2020.
2 Je remercie ici mon ami Gauthier Willm pour l’aide qu’il m’a apportée dans cette recherche.