En apparence, Salazar appartint à l’espèce rare des dictateurs discrets. D’abord universitaire spécialiste des questions économiques, ses vues lors de la sévère crise frappant le Portugal durant les années 1920 lui permirent de vite devenir ministre des finances. Le succès de son déjà dictatorial contrôle des dépenses convainquit les militaires de lui confier la direction de l’Etat. Son obsession pour l’équilibre budgétaire aurait pu faire de Salazar un dirigeant avec la parcimonie pour seul programme. Pourtant, son attachement à la religion et au pays se traduisirent par une politique conservatrice et nationaliste. Ce qui supposait aussi d’intervenir sur le territoire, via des équipements symbolisant son Estado Novo.

Si la fragile république portugaise avait initié de grands travaux pour moderniser Lisbonne, Salazar capta les efforts antérieurs au service de son régime. Malgré des moyens bien moins conséquents que ceux dont disposaient Staline, Mussolini, Hitler, Franco, le despote portugais entendit également poser sa marque sur sa capitale.

Ainsi l’architecte-paysagiste français Jean-Claude Nicolas Forestier (1861-1930) – actif notamment au Maroc, en Espagne, à Cuba, en Argentine – avait dressé en 1927 des projets afin de magnifier le parc Edouard VII. Ces propositions d’un prestigieux spécialiste étranger furent modifiées en 1936 sous le pouvoir salazariste par Luis Cristino da Silva (1896-1976). Celui-ci conserva la majesté de grand jardin régulier à la française, mais voulut y ajouter en partie haute des ensembles monumentaux et un arc de triomphe. Ce fut toutefois Francisco Keil do Amaral (1910-1975) qui mit en œuvre un aménagement moins pompeux à partir de 1942. Ces deux architectes – formés localement, hormis da Silva qui compléta son cursus à l’école des Beaux-Arts de Paris – représentèrent chacun la suprématie de Salazar. Keil do Amaral signa l’assez moderne pavillon du Portugal à l’exposition de Paris 1937. Cristino da Silva réalisa un des plus conséquents ensembles du Praça do Areeiro, et contribua à l’Exposition du monde portugais à Belém en 1940. Cet évènement, crucial pour la propagande salazariste, fut supervisé par Cottinelli Telmo (1897-1948) – auteur du colossal Monument aux Découvertes, hommage aux navigateurs portugais.

Peu avant l’exposition, le dictateur avait demandé à Raul Lino (1879-1976) des plans pour terminer l’inachevé palais néo-classique d’Ajuda. Ce en vue d’en faire un site gouvernemental. Projet non concrétisé, une des façades de ce vaste palais béant toujours sur le vide. Bien que son image de chef modeste ne pût ouvertement souffrir la contradiction, la nécessité d’un lieu de vie étatique spécial se posait. Comme les tyrans d’Italie et d’Espagne, Salazar ne considéra pas nécessaire de faire bâtir un palais personnel (a contrario d’Hitler, avec la nouvelle chancellerie), préférant – à l’instar de Staline au Kremlin – se faire réaménager un monument historique pour servir d’occasionnelle résidence officielle. Et ce hors des boursouflées résidences léguées par une monarchie essoufflée. Il fallait également que l’endroit puisse avoir une signification nationale forte. Le lieu idéal fut trouvé au Nord du Portugal, à Guimarães. Là, les vestiges d’un château médiéval, opportunément lié à la Maison ducale de Bragance au XVème siècle, permettaient un double coup politique. D’un côté, la restauration alimentait une fierté patriotique, tandis que le potentiel usage personnel pouvait être minoré derrière une fonction muséale.

L’architecte sélectionné, Rogério de Azevedo (1898-1983), avait alors eu surtout une activité polymorphe. Ses débuts continuaient le genre Beaux-Arts à la française (Faculté de Médecine, Porto, 1925), puis son siège du journal O Comércio do Porto en 1927 témoignait d’une influence de la plus expressionniste Sécession viennoise. Le très novateur garage en béton qu’il bâtit en 1932 pour le quotidien sur le site mitoyen de cet édifice allait plus loin encore dans le regard international – clairement inspiré des œuvres hollandaises de Willem Marinus Dudok (1884-1974). Type même de bâtisseur assimilant d’autres influences, les maîtrisant à son tour avec une certaine finesse créative, Azevedo ne correspondait donc guère au cliché de l’architecte chauvin servant docilement l’Estado novo ! Ses affinités pour les modernités européennes cadraient a priori mal avec une restauration flattant le lusitanisme national. Toutefois sa connaissance des innovations se doublait d’une indéniable érudition historique. Cette personnalité complexe convint à Salazar, qui trouva en lui un technicien complet apte à remplir les attentes ambiguës d’un chantier stratégique.

Le palais des ducs de Bragance fut bâti au début du XVème siècle – auprès d’un précédent château du XIIème siècle lié au premier roi portugais, Afonso Ier. Son concepteur, connu sous le nom de Mestre Antom – Français originaire de Normandie ? – lui donna une forme rectangulaire assez régulière. Ce palais ne fut sans doute jamais terminé, suite aux palinodies du pouvoir et à la mort de son auteur. Cette place forte servit ensuite de carrière de pierres, ses ruines abritant longtemps quelques casernements militaires. Malgré son intérêt historique, sa patrimonialisation ne démarra vraiment qu’au seuil du XXème siècle. Salazar le visita en 1933, hésitant déjà sur l’action à entreprendre.

Car la mission confiée en 1936 à Azevedo restait d’emblée très ambigüe. D’un côté, il devait entièrement rétablir le monument dans son état supposé initial. De l’autre, il devait aménager l’ensemble du premier étage pour servir de lieu de réception et de résidence au chef de l’Etat… Cette ambivalence pesa indéniablement sur le projet, suscitant les acerbes critiques d’érudits locaux. Ceux-ci, ne pouvant ouvertement s’attaquer à Salazar, prirent pour cible son architecte. Devant la bronca, Azevedo répliqua avec un savoureux mélange d’ironie et d’assurance. Voici des extraits révélateurs : « moi, architecte pacifique, respectueux et diplômé, majeur et vacciné » « ne suis pas un fort spadassin de tournois sanglants », concluant que ce duel spirituel lui « procurera le plaisir ineffable de pouvoir casser des assiettes sur la respectable face » de ses adversaires archéologues…

En effet, son travail dépassa de loin la simple reconstitution. Faute de source conservée, ses décisions furent pesées avec soin. De la façade principale ne subsistait que le rez-de-chaussée : il dessina les mâchicoulis sur le modèle de ceux des autres tours, de même pour les fenêtres à croisée. Les toitures manquaient : il imagina sur les tours des toits en hache et sur les ailes des toits à quatre pans, inspirée des exemples médiévaux français. De même, ses hautes souches de cheminées en briques dérivent des modèles du XIVème siècle, reproduits par Eugène Viollet-Le-Duc (1814-1879) dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIème au XVIème siècle. Toutefois, Azevedo élimina tout détail ornemental, leur donnant une forme cylindrique plus abstraite.

L’interprétation devint plus importante encore dans les espaces internes. Les galeries intérieures longeant la cour n’ayant probablement jamais été bâties, il disposait d’une bonne latitude d’interprétation. Ses arches ogivales donnèrent au tout une dignité assez religieuse de cloître, accentuée par les colonnettes du niveau supérieur. Pour conduire directement à la chapelle, Azevedo envisagea un double escalier monumental dans la cour. Celui-ci aurait été à pans coupés à sa base, puis droit dans sa partie haute. Visiblement ce dispositif dérivait d’un dessin de Viollet-Le-Duc, restituant l’aspect initial du grand escalier médiéval du Palais de la Cité à Paris. Pour le castel portugais, Azevedo prévoyait en outre un autre arc avec gable, répondant au pignon sommant l’oratoire. Finalement il n’interrompit pas la galerie, et opta pour un arc en bois devant le porche du sanctuaire. Solution moins lourde, juxtaposant pierre et poutres, a priori adéquate avec l’origine nordique du premier architecte !

Si cela pourrait laisser croire que l’architecte renia son évolution moderniste, le dépouillement presque abstrait des intérieurs alors conçus ex novo témoigne plutôt d’une rupture avec les lourdes reconstitutions historicistes du siècle précédent. Dans ce palais, Azevedo privilégia les matières brutes, les cheminées aux volumes puristes, les charpentes visibles, les lustres en fer forgé entre purisme géométrique et évocation historique. La vérité des matériaux est recherchée, toujours de manière fonctionnaliste. Le lieu acquiert là une étrangeté unique, où tout semble crédible historiquement, quoique réinventé sous le crible d’une pensée moderne.

L’œuvre d’Azevedo à Guimarães poursuivit au XXème siècle la logique entre érudition et politique des restaurations de Pierrefonds en France et du Haut-Koenigsbourg en Alsace sous annexion allemande durant le siècle précédent. Le premier fut réédifié par Viollet-Le-Duc pour Napoléon IIIème ; le second par Bodo Ebhardt (1865-1945) pour Guillaume II. Déjà la science archéologique de ces reconstitutions idéales se doublait d’équivoques interprétations du passé, voire même d’intentions chauvines. Selon des degrés variés, nombre de châteaux médiévaux furent ensuite accaparés par les totalitarismes pour diffuser une certaine vision nationale.

En Allemagne, Himmler fit remodeler à partir de 1935 par Hermann Bartels (1900-1989) l’assez bien conservé Wewelsburg afin que le lieu serve mieux ses fantasmes de germanité ancestrale. Pour ce satrape nazi, sa SS devait figurer une nouvelle chevalerie racialement pure, héritière de l’Ordre teutonique… En Italie, Mussolini suivit de près la restauration en 1937 par Vittorio Mesturino (1895-après 1960), spécialiste de telles interventions historiques, du palais des chevaliers de Rhodes. Ceci raffermit au passage idéologiquement la présence italienne sur l’île.

Ainsi les travaux dans chacun de ces sites médiévaux imposèrent une image monumentale qui accentua des traits nationaux idéalisés. En un Portugal qui a depuis bien renoué avec la modernité, les sévères murailles du palais ducal de Bragance laissent pourtant subsister le souvenir de Salazar. Mémoire occultée que les pierres ne peuvent totalement oblitérer.