En France, le mot château est toujours rempli de magie. Même si l’aristocratie perdit de l’influence et sa richesse après la Révolution française, ses luxueuses grandes demeures conservèrent leur attraction aux yeux de la société. Bien que nombre de châteaux furent détruits à la fin du XVIII° siècle, l’art de vivre à la française n’abandonna de fait jamais le goût pour un sens aristocratique de l’habitat.

Une fois la monarchie rétablie, les nobles considérèrent la reconstruction de leurs châteaux comme un symbole de leur triomphe sur les idées démocratiques. En parallèle, au milieu du XIX° siècle le développement des recherches historiques encouragea l’étude de l’architecture médiévale. Ceci aboutit par exemple à la reconstruction complète des ruines du château de Pierrefonds par Eugène-Emmanuel Viollet-Le-Duc – un spécialiste qui restaura plusieurs cathédrales gothiques – pour l’empereur Napoléon III. Cette œuvre, archéologiquement minutieuse et esthétiquement imaginative, resta une reconstitution hors normes.

Car, tandis que la plupart des aristocrates luttaient financièrement pour sauver leurs propriétés familiales, restaurant peu à peu leurs châteaux, les membres de la nouvelle élite bourgeoise souhaitaient exhiber leur nouvelle position sociale au travers de leur habitat. Ce désir de signes extérieurs de richesse lança en masse la construction de châteaux neufs. Pour les architectes français, le château bourgeois redevint alors un programme intéressant, au service d’une clientèle aisée. Le style choisi mêla en général des souvenirs de la Renaissance avec la simplicité constructive des châteaux en brique et pierres utilisée sous le règne de Louis XIII. Ces esthétiques avaient plusieurs avantages : d’abord un coût de revient pas trop important, ensuite ces formes s’adaptaient assez bien aux nouveaux critères de confort domestique, et enfin elles rappelaient des périodes glorieuses de l’histoire nationale… Cependant, au début du XX° siècle, l’effet combiné d’une industrialisation croissante, détruisant la culture traditionnelle française, et de la lassitude envers des architectures répétitives, entraîna par ricochet l’apparition d’une nostalgie pour les paysages régionaux.

Ceci conduisit certains propriétaires à réclamer la transformation de leurs banales maisons bourgeoises en faux châteaux de style néo-gothique. En Normandie, l’architecte Henri Jacquelin (1872-1940) se spécialisa justement dans ce type de réalisations un peu étranges. Formé à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, Jacquelin sut conserver un bon réseau dans sa région natale tout en se rapprochant utilement des grands industriels actifs au niveau national. Cette stratégie lui permit d’obtenir en 1907 une grande commande à Louviers : remodeler intégralement les façades d’une demeure ordinaire, pour lui donner l’allure plus aristocratique et poétique d’un manoir de style gothique Normand… Ainsi une triste bâtisse récente semble désormais un rêve médiéval, grâce à un simple collage sur les murs existants. Curieuse métamorphose, qui fait du Château Saint-Hilaire un fantasme intemporel !

Ce premier succès offrit à Jacquelin l’attention d’une série de familles distinguées, ou voulant conquérir une meilleure position sociale, qui lui demandèrent à leur tour de retravailler l’apparence de leur habitat.

Aussi l’architecte réalisa-t-il d’autres travaux similaires en Normandie, puis dans le Loiret et en Lorraine. Peu avant la Première Guerre Mondiale, à la suite d’un incendie, il rebâtit l’assez froid manoir néo-classique du Grip en l’encadrant de tours fortifiées imitées des châteaux gothiques de la région. De fait, en plein XX° siècle il fabriqua un faux château de la Loire, paraissant plus vrai que ses modèles locaux ! Ici les d’Andigné, une vieille famille aristocratique, effacèrent intentionnellement la banalité du bâtiment d’origine, pour lui donner une solidité médiévale disant mieux leurs origines anciennes, réaffirmant leur statut de seigneurs.

Jacquelin continua ce type de création nostalgique après 1918. Sur le site d’un château disparu quelques siècles auparavant, il réalisa pour l’américaine Belle Skinner le château d’Hattonchâtel. Là, parmi les ruines de ce village lorrain ravagé pendant la guerre, il mena des fouilles archéologiques, qui lui servirent de fondation pour imaginer un fantasque château néo-gothique, certainement plus romantique que l’édifice d’origine.

Durant l’entre-deux guerres, l’architecte alterna entre ce genre de commandes poétiques, et la construction de grandes villas neuves – qu’il bâtit d’ailleurs dans le même style gothico-normand ! C’était sa signature esthétique, plaisant à des clients désireux de s’échapper de l’agitation du monde moderne en vivant dans un cadre enchanteur, digne des preux chevaliers et des nobles princesses du passé.

Toujours en Normandie, la refonte à Saint-Victor-l’Abbaye d’une grange agricole en faux manoir gothique permit ainsi à un marchand d’alcool de vivre dans un rêve médiéval, faisant de lui le nouveau seigneur du village. Enfin, vers 1930 – alors que le récent krach de Wall Street commençait à frapper l’économie française – Jacquelin transforma encore à Houetteville une simple maison néo-classique en château médiéval, avec une fantaisie étonnante. Dans un pays économiquement paralysé, Houetteville fut peut-être le dernier château néo-gothique français. Extravagant édifice, qui préfère ignorer son époque pour continuer artificiellement un mode de vie disparu depuis longtemps.

Avec son refus des méthodes industrielles et son sens aiguisé de l’artisanat, Jacquelin fut sans doute un architecte marginal. En effet, l’establisment architectural vit en lui uniquement un faussaire, et par conséquent ses travaux ne furent quasiment jamais publiés par la presse spécialisée. Malgré cela, grâce à la confiance de ses fortunés commanditaires, il sut faire de ses constructions un petit monde imaginaire – répondant aux bouleversements de la modernité par de rassurantes bulles de légende nostalgique.