L’instrumentalisation de la mémoire des chefs défunts peut initier un culte. Et ceci également requiert des architectures d’exception, sachant bien porter un message politique dans la pierre. Surtout, l’habile manipulation de l’espace et des symboles reste essentielle pour instaurer durablement un pèlerinage d’origine profane.

D’emblée, avec l’Egypte et la Chine ancienne, de grands complexes funéraires contribuèrent à asseoir la nature semi-divine des dynasties régnantes. Pendant l’antiquité, le satrape Mausole à Halicarnasse donna son nom à un nouveau type funéraire, entre tombe et mémorial. Puis Rome modifia ces précédents, avec la divinisation des empereurs. Auguste et Hadrien laissèrent notamment dans le panorama romain des mausolées monumentalisant le type ancien du tumulus ancien. Ensuite, le Moyen-âge cumula lieu de culte et nécropole royale, comme avec la basilique de Saint-Denis en France. Lors de la Renaissance, le pape Jules II exigea de Michel-Ange qu’il lui réalise une tombe impressionnante au cœur de sa nouvelle basilique Saint-Pierre. Projet très modifié, placé ailleurs. Pour Philippe II en Espagne, Juan de Herrera intégra au monastère de l’Escurial une crypte abritant les corps des rois. L’âge moderne poursuivit cette tradition de l’équipement religieux phagocyté par de majestueuses tombes royales. Avec une nette morbidité, en Autriche-Hongrie la crypte des Capucins abrite ainsi une collection de tombeaux impériaux. En Russie, le tsarisme utilisa aussi la cathédrale baroque dans la forteresse Pierre-et-Paul comme lieu d’inhumation monarchique. La dimension médiane de ce sanctuaire obligea à y accoler vers 1900 un mausolée grand-ducal.

Ce récent précédent aurait pu faire l’objet d’une damnatio memoriae lorsque la Révolution éclata en 1917. Or, si certains ornements furent éliminés, les sépultures des tsars ne furent pas profanées – le leader communiste Lénine ayant vite instauré après sa prise de pouvoir un décret protégeant a priori le patrimoine ancien. En 1924 le site devint un musée – l’année de la mort de Lénine. Son testament préconisait d’ailleurs d’écarter le trop violent Staline. Mais celui-ci sut aussitôt détourner à son profit la cérémonie funèbre du fondateur de l’Union soviétique. Tandis que l’hiver permettait encore une relative conservation du défunt, les savants soviétiques recherchèrent en urgence des moyens biochimiques d’embaumer la relique léniniste. Car Staline n’envisageait nullement une momification telle que celle des pharaons égyptiens, garantissant leur passage dans l’autre monde et abrités dans leurs pyramides. Pour Lénine, l’ancien séminariste devenu dictateur songea plus à certains saints médiévaux, aux restes apparemment préservés, visibles dans une chasse reliquaire. L’objectif : permettre sa présentation permanente aux croyants communiant dans la foi communiste.

Ainsi, dès l’annonce du décès de Lénine, l’architecte Alekseï Chtchoussev (1873-1949) fut convoqué à minuit au Kremlin, et se vit accorder le délai marathonien de six heures pour concevoir un cadre provisoire d’exposition du corps. Ayant bâti plusieurs églises pour la famille impériale et servi le nouveau régime dès 1918, entre expérience de l’architecture sacrée et opportunisme politique, ce technicien inspiré apparaissait providentiel pour mettre en scène les restes presque canonisés du grand révolutionnaire. La veuve s’opposa au processus, implorant le Parti d’éviter l’adoration post-mortem. En vain : ses exécrables relations avec Staline firent surtout d’elle une vox clamantis in deserto.

Chtchoussev réalisa trois versions successives du Mausolée de Lénine, placé avec grâce au centre de la Place Rouge, le long des remparts du Kremlin. Ce lieu étant depuis longtemps le cœur stratégique de Moscou, ceci contribua à l’efficacité du cérémonial. Si son premier essai n’était guère plus qu’une boîte de planches, le second édifice – toujours en bois, matériau des premières églises russes – affina les proportions et la symbolique. Le troisième et dernier Mausolée est donc haut de douze mètres – soit le tiers de la tour du Sénat, et au sixième de celle du Sauveur. Déjà, ceci lie bien organiquement le monument à son environnement. Surtout, le choix des matériaux des très dépouillées parois fut pesé avec soin. Le marbre et le porphyre rouge constituent des allusions évidentes à la couleur du drapeau communiste. Cependant, l’utilisation du porphyre rappelle tacitement la pourpre impériale romaine et byzantine. La silhouette pyramidale évoque allusivement les ziggourats babyloniennes, tandis que la tribune surmontant l’entrée remplit un usage cérémoniel digne des ambons des sanctuaires de la vieille Byzance. Cette tribune devint ensuite un symbole cardinal de l’URSS, où Staline et son entourage puis leurs successeurs y assistèrent aux parades majeures du régime. Présence rendant tangible la connexion savamment orchestrée entre mise en ordre symbolique et politique du monde.

Les espaces intérieurs poursuivirent cette subtile appropriation de réflexes sacrés. La pénombre de la crypte conduit au caveau funèbre, où Lénine repose dans un sarcophage de verre, autour duquel les pèlerins marxistes tournent en silence. Cette véritable châsse reliquaire au cristallin design moderne fut dessinée par le constructiviste Konstantin Melnikov (1890-1974). De facto, l’académique Chtchoussev modernisa ses formes presque jusqu’à l’abstraction suprématiste ; le novateur Melnikov réinventa un héritage médiéval. D’augustes précédents s’assemblent ici pour servir une dimension autant politique que religieuse. Leur œuvre synthétisa ardemment sources immémoriales et abstraction contemporaine, sanctuarisant la Place Rouge en lieu de culte soviétique. Ceci pérennisa le récent passé révolutionnaire en solennel objet de vénération. Le Mausolée attira ainsi des pèlerins de chaque territoire de l’URSS, voire même du monde entier. Ce à l’instar du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, dans de longues files d’attente pour contempler le créateur du pouvoir socialiste. Cette sacralisation du site culmina lorsque Chtchoussev ajouta en 1937 des étoiles rouges (électrifiées la nuit) au sommet des tours du Kremlin, remplaçant les croix orthodoxes par le symbole marxiste.

Cette puissante synthèse entre célébration politique et sanctification mémorielle guida également la Turquie en 1941 au concours pour le Mausolée d’Atatürk, à Ankara. Le jury comprenait l’allemand Paul Bonatz (1877-1956) et le suédois Ivar Tengbom (1878-1968) –créateurs sachant lier monumentalité et modernité. Parmi les meilleurs concurrents : les italiens Adalberto Libera (1903-1963), Arnaldo Foschini (1884-1968), Giovanni Muzio (1893-1982), l’Autrichien Clemens Holzmeister (1886-1983) – déjà auteur de monuments clés de la nouvelle capitale turque – ou les français Auguste Perret (1874-1954) et Paul Bigot (1870-1942). Tous envoyèrent des projets entre citations de l’antiquité et rationalisme moderne, sous forme de véritables temples funéraires.

La conception de l’Anıtkabir revint au stambouliote Emin Onat (1908-1961). Profitant d’une éminence bien visible depuis la capitale justement voulue par le chef défunt, une allée processionnelle conduit à une ample esplanade mémorielle, ensuite dominée par le climax du massif sanctuaire funéraire aux dépouillés piliers. Autre exemple de simplification géométrique de l’héritage classique, qui donne une majesté sévère à la salle du tombeau. Communisme soviétique et nationalisme turc, même liturgie monumentale ? Lénine comme Atatürk fondèrent un nouvel Etat, restreignant sévèrement la place de la religion dans la société. Or, post-mortem, tous deux furent placés dans des monuments mêlant patriotisme et piété.

Entretemps, la momification-vénération de Lénine suscita des émules dans le bloc communiste. Mort à Moscou en 1949, le dictateur bulgare Georgi Dimitrov eut droit lui aussi à un mausolée. Décision prise dès l’annonce du décès, les dignitaires de Sofia faisant comme leurs homologues moscovites : sélection express de l’architecte et délai hyper serré pour l’édification du monument. L’élu, Georgi Ovcharov (1889-1953) avait auparavant développé un style national modernisé. Son projet initial envisageait des colonnes doriques ; le Parti exigea qu’il s’inspire plus du déjà canonique Mausolée de Lénine. Ovcharov plia devant les diktats du Parti. Si le chantier fut mené tambour battant en à peine une semaine – au prix de la vie d’un ouvrier – le Mausolée sofiote était néanmoins incomplet au retour du corps de son destinataire. Pendant les funérailles, des tentures cachèrent la corniche ! Plan et tribune montraient une nette dépendance envers le modèle russe, quoiqu’avec un plus massif pavillon carré à pilastres. Bref, une copie à l’aura moindre que celle du radieux sanctuaire de la Place Rouge.

Lorsqu’à son tour Staline rendit l’âme en 1953, également embaumé, il rejoignit Lénine dans la crypte. Chtchoussev ayant conçu un monument d’échelle modeste, cette coexistence post-mortem des deux premiers chefs du paradis socialiste posa divers problèmes spatiaux ou symboliques. Aussi l’URSS initia un concours pour édifier un Panthéon soviétique, destiné à la fois à recueillir les momies vénérées, et les restes d’autres grands noms révolutionnaires. L’objectif était donc de créer un authentique lieu de célébration globale, glorifiant les dirigeants soviétiques à l’échelle d’une vraie cathédrale du communisme.

Plusieurs grands architectes de la période stalinienne proposèrent de véritables saint des saints. Parmi eux, Ivan Joltovski (1867-1959) ou son disciple Grigori Zakharov (1910-1982) proposèrent chacun des solutions très proches : surélevé sur un socle, un temple à colonnade circulaire en tholos, sommé d’une coupole surbaissée à la romaine. Leur formule guida aussi nombre d’autres concurrents, dont Lev Roudnev (1885-1956) et Arkadi Mordvinov (1896-1964) – deux des plus influents bâtisseurs de gratte-ciels staliniens à Moscou. Quant à Aleksandr Vlassov (1900-1962), s’il regarda aussi vers l’antiquité, il s’inspira nettement du Panthéon romain. Dans un tout autre esprit, auréolés par leur récent gratte-ciel du Ministère des Affaires étrangères, Vladimir Gelfreich (1885-1967) et Mikhaïl Minkus (1905-1963) cherchèrent à fusionner le Mausolée d’Halicarnasse et le Panthéon. Une variante envisageait de grandes baies cintrées, illuminant le sanctuaire.

Issus d’une génération alors en pleine ascension, Mikhaïl Posokhine (1910-1989), Boris Mezentsev (1911-1970) et Sergueï Speranski (1914-1983) furent plus ambigus. En apparence fidèles à l’emphase stalinienne, leurs projets respectifs cherchaient en fait à renouveler les canons formels de la gloire soviétique. Posokhine – architecte favori des nouveaux maîtres du Kremlin – prépara une élégante tholos sur deux étages de colonnades. Mezentsev – jusqu’ici surtout auteur de gares, dont celle si stalinienne de Vitebsk – opta pour plus d’abstraction formelle. Sur un tertre, rappelant les tumulus-kourgans d’Asie centrale, il assit un solide sanctuaire carré. Un premier niveau déployait de massifs pilastres ; au-dessus aurait trôné un bloc aveugle. Entre primitivisme et classicisme, ceci ranimait une monumentalité épurée. Tentative de réforme du pharisaïsme soviétique ? Speranski hésita entre des solutions sous forme soit circulaire soit carré, accolées à un campanile effilé. Ses références mêlèrent citations antiques ou médiévales, toutes sous un sculptural maniérisme formel. Malgré son brio épique, un tel assemblage marquait la dérive amphigourique du culte stalinien.

Sortilèges de papier, tous reniés. Bientôt, la déstalinisation engagée en 1954 rendit quasiment hérétique de telles sacralisations architecturales. Les mandarins ayant contribué à ce projet connurent une sorte d’excommunication de la scène soviétique. Par réflexe de survie, les plus jeunes se convertirent vite au renouveau moderne en URSS. Enfin, acte final de ce changement doctrinal majeur, Staline fut éjecté en 1961 du Mausolée de la Place Rouge, et relégué à une plus banale tombe auprès du Kremlin.

Néanmoins le culte du premier leader se maintint. Outre cette quasi-sanctification moscovite, l’URSS multiplia les statues de Lénine. Ce du modeste buste de plâtre jusqu’à l’effigie colossale en ciment à Stalingrad, en passant par diverses grandes statues en bronze dans nombre de grandes villes. Dans sa cité natale même, ce n’est qu’en 1940 qu’une telle représentation fut érigée. Simbirsk avait été rebaptisée Oulianovsk dès sa mort, adoptant le patronyme initial de Lénine. La fièvre soviétique de propagande topographique fut une forme immédiate de sanctification fréquente en URSS.

La cité appelant un pèlerinage soviétique similaire en esprit à celui de La Mecque, un ambitieux centre commémoratif fut prévu dans les plans de reconstruction après la seconde guerre mondiale. Projet alors abandonné suite aux plus pressantes nécessités économiques. Puis, plusieurs concours en vue de la célébration du centenaire de la naissance de Lénine se fondaient sur un programme paradoxal – alliant zone commémorative et création d’un complexe monumental glorifiant la mémoire du prophète communiste. D’un côté, il fallait préserver au maximum comme « réserve historique » l’environnement dans lequel le leader s’était spirituellement formé, et de l’autre les édifices devaient signifier de manière éclatante le chemin lumineux tracé par Lénine.

Faute de réponse convaincante, ce casuistique équilibre entre Charybde patrimonial et Scylla propagandiste fut alors confié d’office en 1965 à des spécialistes de l’Institut central de recherche pour la conception expérimentale de bâtiments spectaculaires et d'installations sportives. Là, l’équipe menée par Boris Mezentsev dessina un inspiré plan global pour muer le plateau dominant la Volga en équivalent soviétique d’une acropole.

Trônant entre d’autres édifices civiques, le Mémorial de Lénine servit littéralement de Parthénon attirant les regards des fidèles. Etrange monument, en vérité. Perché sur des pilotis, cernant la supposée (sic !) maison natale de Lénine, comme une maléfique forêt de piliers étouffant le vestige révéré, l’ensemble apparaît oppressant par mégarde. Mezentsev réalisa-t-il que cela pouvait évoquer la légende russe de la sorcière Baba Yaga et sa cabane à pattes de poule ? Or, sa source était plutôt la déjà iconique villa Savoye, œuvre en 1928 de Le Corbusier (1887-1965). Celle-ci venait d’être patrimonialisée du vivant même de son créateur, mué in extremis en patriarche de la modernité. En faisant de son Mémorial un hommage hypertrophié à la célébrée demeure corbuséenne, a minori ad majus Mezentsev créait une machine à sanctifier ! Les proportions massives changent tout, ramenant derrière l’apparent dépouillement formel des parois plaquées de pierre un prêche idéologique. Un buste s’accroche à la façade – animant le cadre horizontal corbuséen d’une référence héritée des blanches cathédrales gothiques. Toutefois, nul balcon extérieur, comme ceux des Casa del Fascio italiens – où le Duce pouvait à l’occasion scander ses discours pompeux.

Les intérieurs poursuivent cette antienne diatonique curieusement modulée. Les salles s’ornent de grandes mosaïques, de pieux groupes statuaires, d’offrandes en guise d’ex-voto auprès du masque funèbre de Lénine et d’une photo de son mausolée moscovite. Le tout entre majesté épique et recueillement votif. Ce cheminement dans la vénération conduit in fine à une pièce carrée pièce configurée à l’instar d’une chapelle, avec une statue de Lénine à la place de l’autel. Là le revêtement en marbres de couleur des murs rappelle irrésistiblement la démonstrative opulence des églises baroques italiennes. Sauf qu’ici, entre panneaux écarlates et dorés, se dessine le motif canonique de la marxiste faucille et marteau, qui remplace opportunément les poutres de gloire du catholicisme. Même les rayons illusionnistes de l’ensemble paraissent un hommage au talent scénographique du Bernin (1598-1680) par exemple dans la basilique vaticane. Enfin, la verrière zénithale de ce chœur autoproclamé illumine opportunément sous ses vitraux chatoyants l’effigie du saint soviétique : fiat lux !

De manière tacite, ce mémorial permit de renouer avec le sens quasiment liturgique des commémorations staliniennes. Le monument constituait une première rupture avec la politique khrouchtchévienne de déstalinisation et son excommunication du culte stalinien de la personnalité ! Ainsi la vénération léniniste redevenait un credo majeur de l’URSS, en une alliance quasi méphistophélique entre idéologie communiste et théologie chrétienne.

Membre de l’équipe de Mezentsev à Oulianovsk, Harold Isakovitch (1931-1992) conçut ensuite en 1973 le mausolée du leader vietnamien Ho Chi Minh. Le sobre monument d’Hanoï rend un hommage direct à l’œuvre de Chtchoussev sur la Place Rouge, cependant avec un portique plus haut. Ces précédents poussèrent en 1976 les dirigeants communistes chinois à la surenchère, célébrant les restes embaumés de Mao dans un colossal sanctuaire sur la pareillement rituelle place Tian’anmen. Plusieurs membres du groupe de conception, tels Yang Tingbao (1901-1982) et Fang Boyi (?- ?), étaient des rescapés de l’inquisitrice révolution culturelle maoïste, tandis que Xu Yinpei (1937-) faisait partie de ceux s’engageant sur une scène architecturale traumatisée. Le résultat de leurs débats mêla aussi traditions chinoises et éléments modernes. L’exemple léninien s’était propagé, généralisant une version communiste du culte.

Au-delà de leurs différences, ces mausolées mués en mémoriaux partagent tous le même message : celui de la glorification presque religieuse des chefs communistes en messies annonçant le meilleur des mondes. Ce, en occultant dans la pierre combien la dérive dictatoriale de cette utopie fraternelle pouvait également devenir un enfer sur terre.