Chacun aura vu avec stupeur l’Etat américain trembler sous l’assaut de faunes cornus issus d’une mythologie qui depuis trois millénaires forme les esprits en Europe, de ceux à qui on laisse le passage parce que rien ne les arrête.

Ce fut le prix du mensonge. Pas seulement des mensonges des derniers mois d’une présidence à peine échue, mais de ces mensonges qui, depuis des années, les ont rendus possibles, encouragés faute du courage nécessaire pour les démonter.

Chacun aura aussi pu constater la responsabilité avec laquelle la grande presse américaine a alors pris la situation en main, arc boutée sur la Constitution, pour venir en appui des institutions, et, en quelques jours, éviter que la situation ne dégénère.

Le quatrième pouvoir n’a pas seulement la liberté de critiquer. Il a aussi le devoir d’informer. La démocratie a repris le contrôle au prix de la vérité, de la transparence, de la clarté, d’explications qui ne tentaient en rien de chasser l’incident sous le tapis, mais au contraire, d’en illustrer, d’en exposer, d’en démontrer la gravité.

Point de gouvernance possible sans analyse exacte de l’état d’un pays. En quelques semaines, les services de sécurité aux Etats Unis aussi ont su prendre la mesure de la situation, et faire connaitre et reconnaitre sa gravité, démontrant ainsi non la faiblesse, mais la force de l’architecture institutionnelle des Etats Unis.

Puisse les Etats Européens finalement comprendre que cacher le mal est le meilleur moyen de l’aggraver. Qui sont les véritables acteurs de la crise gouvernementale de ce 26 janvier 2021 en Italie, dans un pays qui les rend visibles mais évite encore à en dire le nom ? Ces mêmes acteurs auxquels la plupart des autres Etats de l’Union Européenne permettent d’agir, sans droit, en immersion ?

Aux USA, ce premier pas indispensable de l’identification et de la reconnaissance a permis de donner un nom à l’ennemi de l’Etat démocratique. La part la plus difficile reste celle de neutraliser la menace et, plus encore, de prendre les mesures adéquates pour éviter qu’elle ne se reproduise.

Ce ne sont certes pas les contrôles informatiques de la population (sinon de toute la planète) qui seront utilement privilégiés. Leur échec ne pouvait être plus éclatant : ils n’ont pas même réussi à empêcher des manifestants cornus de gravir les marches du Parlement, et de surcroit d’y entrer après en avoir brisé des vitres ! Lorsqu’on gaspille ses ressources à contrôler les honnêtes gens … les criminels ont tous loisirs pour passer au travers des filets.

Les ordinateurs et les contrôles sont utiles, mais doivent désormais concentrer les moyens sur l’identification des auteurs des crimes particulièrement graves, en particulier lorsqu’ils sont organisés et davantage encore lorsqu’ils usent de la puissance publique pour les commettre.

Le Congrès des Etats Unis a voté l’ouverture de la procédure d’impeachment contre l’ex-président et l’a introduite au Sénat. L’exercice de la justice, la tenue de procès public, devant les instances compétentes, sera une pierre angulaire pour re-stabiliser la démocratie et, en conséquence, l’Etat américain.

Ce sont toutefois le plein exercice effectif des libertés proclamées, l’éducation à la responsabilité, mais aussi une cohésion sociale, fondée sur la mise en œuvre effective de ces valeurs de la Constitution qui ont une nouvelle fois sauvé les Etats Unis outre récupéré l’adhésion à l’étranger, qui seront les instruments indispensables pour reconstruire la société occidentale, un vivre ensemble ou chaque citoyen a une place égale en droit, des droits mais aussi des devoirs librement acceptés. Ce parcours, le Président Joe Biden a promis, sans timidité, de le suivre, et déjà démontré s’efforcer de le mettre en œuvre.

On entend, par contre, trop peu la voix des Etats Européens à ces sujets. Sauf peut-être celle de l’Italie … où le débat est en cours. Cédons donc la parole à ce vieux professeur de grec qui s’adresse à ses élèves et les menace de suspension s’ils ne dénoncent pas deux de leurs camarades qui ont manqué de respect envers une de leurs enseignantes :

Vous savez que je suis sicilien. Sur mes terres, il est une coutume qui interdit de dénoncer les coupables d’infraction : cela s’appelle l’omerta. Je veux vous parler, pour vous décrire les points de contacts et les différences entre cette coutume et l’esprit de solidarité.

L’omerta naît du besoin de se défendre d’un régime social d’abus de pouvoir, dans lequel la justice est appliquée de manière partiale et avec favoritisme. C’est malheureusement un autre régime d’abus de pouvoir, la mafia, qui y fait contrepoids.

L’omerta est un comportement enraciné dans toute la population quand elle considère policier la totalité de l’appareil étatique. La mafia est née de cette protection populaire silencieuse, mais l’a transformée en loi sanguinaire, de sorte qu’aujourd’hui l’omerta est devenue principalement le fruit de la peur. Elle ne distingue plus entre celui qui se rebelle contre un abus de pouvoir et celui qui se comporte en criminel ; elle les couvre tous, pauvre chrétien et malfaiteur. L’omerta est devenue aveugle, et s’est mise au service d’autres abus de pouvoir.

L’esprit de solidarité, par contre, est un sentiment qui honore l’être humain. Ce n’est pas une loi, comme l’omerta, et il ne se produit que rarement. Il surgit soudain entre des personnes qui se trouvent en difficulté, comporte un sacrifice personnel, et ne se cache pas derrière la masse formée par tous les autres.

Dans votre cas, la solidarité peut être celle de tous pour en protéger deux, mais pourrait aussi être celle de deux qui se présentent comme responsables pour protéger tous les autres…

Si vous êtes d’accord avec moi concernant ces distinctions, alors vous pourrez mieux comprendre ce qui vous arrive ces jours-ci. … Vous pensez peut-être subir un abus de pouvoir, être victimes d’un chantage qui présente l’alternative de dénoncer vos compagnons ou d’être suspendus pour une période indéterminée…

Je fais partie de ce régime scolaire contre lequel vous faites mur. Je suis même le plus ancien enseignant de cette école. Nous sommes les professeurs, et vous les étudiants, et pour cela nous sommes plus forts que vous … Mais pensez-vous que nous voulons vous détruire ? Nous, qui sommes les plus forts, nous sommes en réalité occupés à nous défendre contre vous. Vous retenez qu’il vous est loisible d’ôter un panneau du pupitre pour voir les jambes d’une enseignante ? Vous retiendrez bientôt avoir la faculté de descendre sa jupe pour la voir toute entière. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait avec moi ? Parce que je suis un homme, ou parce que je ne suis pas un suppléant ?

Nous nous défendons contre vous, et vous contre nous : de la sorte, les salles de cours se transformeront en champ de bataille. Vaincra celui qui est le plus fort, mais ce sera la fin de l’école.

C‘est avec grande tristesse que je vois tout ceci se produire. Car cela va contre tout ce que j’ai fait pendant mes nombreuses années d’enseignement. Je me rends compte que je n’ai plus ma place dans une salle de cours réduite à des coalitions, de ne plus pouvoir rien faire pour vous. C’est vous qui me licenciez, mes collègues, tous. Cet esprit d’hostilité que je perçois en eux et en vous me fait comprendre l’arrivée d’une époque à laquelle je n’aurai plus part. … Votre esprit de corps est la chose la plus préoccupante à laquelle j’aie jamais assisté depuis que je suis dans cette école …

Je ne pense pas que votre silence soit omerta, ni que vous soyez devenus une mafia. Mais je sais que ce problème pourra se déployer de toute hostilité, de part ou d’autre. S’il est encore une leçon que je puis me permettre de vous donner, c’est celle de vous enseigner à distinguer dans votre vie l’omerta de la solidarité. Vous pouvez, aujourd’hui, rester loyaux entre vous jusqu’au point de supporter le sacrifice d’une peine disciplinaire sévère, mais ne vous préparez pas demain à protéger l’injuste, celui qui abuse de son pouvoir ou celui qui se venge1 .

Avec la crise sanitaire, pour avoir omis, depuis la chute du Mur de Berlin (au moins), d’appliquer effectivement les constitutions démocratiques, philosophie et politique du vieux professeur sicilien, ce sont à présent les écoles de toute l’Europe qui sont en instance de suspension …

Les Etats Occidentaux ne sont pas poursuivis par les mêmes démons. Ou, plus précisément, ils sont poursuivis par un seul et même démon, le totalitarisme, mais ce démon ne prend pas partout la même forme. Aux Etats Unis, c’est le parlement qui est pris d’assaut par des faunes cornus, personnalisation en réalité de leur véritable nature, ce que notre société déficiente en culture semble ne pas avoir remarqué. En Italie, le gouvernement est tombé pour éviter le débat sur le Rapport Justice, après une première année qui a commencé le démembrement de la criminalité organisée en col blanc. Seraient-ce les mafias coalisées qui empêchent le Parlement de fonctionner, et tenteraient à présent de monter au pouvoir ? Un mal qui ronge les Etats de l’Union Européenne en silence et en secret depuis bientôt trente ans, contre lequel la Belgique, pour exemple, tente de tenir tête, et auquel ellesuccombe plus souvent qu’elle ne réussit à repousser. L’Allemagne quant à elle devra bientôt re-confronter ces démons qui, depuis la chute du Mur, y relèvent la tête. Traditionnels et dès lors plus visibles, ils y sont sans doute plus facile à nommer.

Manifestement ces derniers mois, ce démon tentaculaire et protéiforme s’est énervé. Parce que les démocraties ont commencé à ouvrir les yeux ? Il vient de fait, aux Etats Unis, de perdre une bataille. Et semble bien décidé à reporter à présent toute sa force de frappe sur l’Europe.

L’Union Européenne ne semble par contre toujours pas prête à repasser à l’atelier. Elle continue à feindre de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien savoir. En conséquence, elle ne peut combattre ce qu’elle ne peut, ou ne veut, nommer.

Ce n’est pas un « passeport vaccin » qui résoudra la crise du Coronavirus, mais une lutte sans merci contre tout qui ne veut rien entendre, rien voir, rien savoir, rien dire, contre cette recette par excellence pour empêcher de gouverner au service des citoyens.

Keeping informed of what’s happening ? Le temps est compté,
si on ne veut plus voir des faunes s’emparer de parlements !
Le vieux professeur sicilien ouvre la voie.
Responsabilité et démocratie, en avant, toute.
Pour les citoyens européens, il n’y a aucune autre issue
pour retrouver liberté, sécurité et qualité de vie.

1 Extrait de Erri De Luca, Il Panello, dans In Alto a sinistra, éd Universale economica Feltrinelli, Milano, 11ème éd., 2005, p. 27-29.