Dans les années quatre-vingt dix, d’innombrables sociétés de transport recevaient les visas à volonté d’ambassades belges dans plusieurs pays d’Europe de l’Est. Curieusement ces faits, qui avaient été mis à l’instruction, n’ont jamais été portés par le parquet devant le juge correctionnel. Des patrons de sociétés de transport portaient de graves accusations notamment à l’encontre d’un ambassadeur, mais pour le parquet de Bruxelles, ceci ne correspondait pas à l’« opportunité des non poursuites ». C’est ce que déplora le juge pénal chargé en 2009 de juger ce dossier mis à l’instruction en 1996. Treize ans après l’ouverture de l’enquête judiciaire, le juge fut donc, de surcroit, contraint de déclarer la prescription pour des crimes et délits qui leur étaient connexes.

Les trafics criminels ont ainsi pu se poursuivre. Non seulement leurs auteurs n’ont jamais été inquiétés, mais les témoins ont subi de graves intimidations qui, faute de condamnations dans ces dossiers, depuis lors se poursuivent.

En 2004, l’avocat du Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme (CECLR) s’était inquiété de l’absence d’instruction judiciaire concernant l'exploitation économique de chauffeurs ressortissants d'Europe de l'Est dans une de ces sociétés de transport. Le Centre avait à plusieurs reprises dénoncé les fraudes, qui avaient notamment lieu avec la Bulgarie mais aussi avec la Pologne. Le parquet n’avait rien fait.

En mai 2017, une entreprise de transport international était perquisitionnée en Belgique. On y constatait que, dans les années’90, toute petite à l’époque, elle était déjà active avec la Roumanie et d’autres pays de l’Europe de Est. Ce n’est donc que vingt ans plus tard que le patron de cette société devenue gigantesque par de telles pratiques, avec des succursales dans tous les Etats de l’Union Européenne, se voyait accusée de « diriger une organisation criminelle, pour traite des êtres humains, blanchiment, faux et usage de faux social, escroquerie et autres infractions au droit social ». Cette entreprise emploie actuellement 1660 personnes dans douze pays européens et du Maghreb. 1100 travailleurs auraient été déclarés frauduleusement à la sécurité sociale à l’étranger, avec un préjudice pour le budget de l’Etat belge sur les seules trois dernières années de plus de 55 millions d’euro selon le Procureur1.

Le secrétaire général de l’Union Professionnelle du Transport (UPTR) dénonce que de telles sociétés ont, par ces moyens illégaux écrasé leurs concurrents. Elles auraient ainsi détruit des milliers d’emplois en Belgique, en France, en Allemagne, en Italie et causé des pertes de plus d’un milliard d’euro. Le CECLR avait vainement tenté d’actionner les instances judiciaires à ces sujets, obstinément restées inertes pendant près de vingt ans. En 2017, une source judiciaire (« anonyme » : même les magistrats ont encore peur de parler) déclare que « c’est tout le secteur qui est à présent gangrené2 ».

En janvier 2017, neuf pays européens, l’Allemagne, l’Autriche, Belgique, Danemark, France, Italie, Luxembourg, Norvège et Suède ont finalement lancé une « alliance du routier » pour combattre la concurrence déloyale entre pays européens dans ce secteur, demandant l’intervention de la Commission Européenne. Le 6 septembre 2017, dans son troisième livre noir sur les pratiques de dumping social en Europe de l’Est, l’UBT (section transport de la FGTB) démontrait toujours des pratiques de dumping social dans une centaine d’entreprises belges en Slovaquie, aidées par des avocats et des consultants spécialisés. Le syndicat socialiste belge constatait que « la justice ne s’en prenait qu’à une petite partie du système ». En mars 2017, 20 camions, bulgares, roumains et portugais, étaient à nouveau saisis par l’inspection sociale3.

C’est précisément ce service qui, en été 1997, avait perquisitionné pour ce motif dans de telles sociétés (on lui interdira ensuite d’aller perquisitionner dans les entreprises signalées pour recours à la main d’œuvre clandestine dans le secteur de la viande, lui reprochant … son efficacité). A l’époque, l’inspection sociale avait mis au jour des dizaines de faux visas délivrés à la demande de l’ambassadeur de Belgique à Sofia. Ce dernier s’y faisait couvrir par sa secrétaire, sous menace de renvoi si elle n’obéissait pas !

Observons encore que le secteur des transports sert de lien, d’Est en Ouest et du Nord au Sud entre tous les autres secteurs. Contaminé par le crime organisé, il devient un instrument sur, fidèle et loyal pour ces réseaux actifs dans tous les autres secteurs de l’illégalité. C’est ainsi que la contamination s’est diffusée, de l’un à l’autre, et à travers l’Europe. Avec les résultats que l’on sait pour la sécurité des citoyens et des démocraties même.

Aveuglement volontaire

Les trafics de documents sont le fil rouge de la criminalité organisée. C’est ce que constatait la Commission Parlementaire d’Enquête sur la Criminalité Organisée du Parlement belge en 1999. Un précédent article a déjà exposé comment ils l’ont aussi été pour la montée de l’extrême droite en Europe.

Rosario Aitala, lorsqu’il dirigeait le Département de justice pénale de la mission Pameca à Tirana au titre de magistrat consultant pour la Commission Européenne, constatait que « pour l’accès illégal au territoire, on utilise principalement les voies terrestres, les faux documents, falsifiés ou délivrés illégalement et une ample corruption aux frontières. Les centres de distribution et de falsification de documents prolifèrent, véritables agences de voyage. Dans l’une d’entre elles, à Tirana, la police a trouvé plusieurs milliers de passeports et de visas de la moitié de l’Europe, des permis de conduire en blanc, et des modules pour permis de séjour italien, des timbres et des cachets4 ». Et, en 2007 un observateur en des matières : « nous assistons aujourd’hui à une évolution des structures délinquantes et des systèmes de transfert des victimes vers les pays de destination. L’enracinement sur le territoire de ceux qui gèrent les diverses phases opératives de ces trafics a mené à des rôles toujours mieux définis, sur le modèle des organisations mafieuses modernes. Simultanément, les passages des frontières sont effectués de plus en plus fréquemment d’une manière conforme aux normes en vigueur, en faisant obtenir pour les victimes les visas et autorisations nécessaires, ce qui confirme l’efficacité opérative toujours plus grande de ceux qui gèrent la traite des êtres humains5 ».

Une telle constatation ne pouvait qu’être prévisible. Depuis maintenant bientôt trente ans, les trafiquants opèrent quasi sans restriction sur certains territoires de l’espace Schengen et, de là, sur le territoire de toute l’Union Européenne. Il va de soi qu’ils s’y sont installés, ont changé de nationalité pour mieux se fondre dans le paysage local, y ont implanté les entreprises de couverture. Ils ont fait monter dans les hiérarchies institutionnelles (ministère des affaires étrangères, de l’économie, services de police, institutions judiciaires, …) à coups de chantages, de corruption et autres collusions, leurs affiliés garants de la pérennité des trafics, le tout en toute impunité.

Des statistiques officieuses concernant le nombre d’interpellations, en 2001, de ressortissants bulgares ayant commis crimes ou délits dans un de ces États aurait dû faire réfléchir : sur une période équivalente, ces interpellations avaient doublé immédiatement après la suppression de l’obligation de visas : 102 arrestations pour les 16 mois allant du 1er janvier 2000 au 30 avril 2001 ; 101 arrestations entre le 1er mai et le 31 décembre 2001, soit sur une période de huit mois.

Depuis l’ouverture des frontières, en Italie, l’immigration roumaine a explosé6 et la criminalité à sa suite7. Avec l’abolition des visas d’accès au territoire pour les ressortissants de Pologne, Tchéquie, Hongrie et Slovaquie puis pour ceux de Bulgarie et de Roumanie (avril 2001), deux pays profondément intégrés au système communiste et dès lors aujourd’hui aux mafias qui y ont pris racine, la circulation des personnes, aujourd’hui totalement libre au sein de l’Union Européenne8, a entraîné de nombreux problèmes dont le BREXIT et l’arrivée au pouvoir en Italie d’un parti d’extrême-droite, derniers en date, ne sont pas des moindres.

Force est de constater que, dans un contexte de pression « naturelle » due aux libéralisations des technologies au rythme du possible, la globalisation, plus qu’un phénomène, s’est en réalité révélée une « stratégie » faite d’aveuglement volontaire, de relâchement sinon d’abandon du contrôle à rythme divers selon les secteurs.

Dans son ouvrage L’Economie Canaille, Loretta Napoleoni exposait le rôle d’intermédiaire de l’oligarque russe Kodorkovski pour la sélection des prostituées via des événements mondains comme des concours de beauté : « Il savait que ce qu’il faisait était légal et lui rapportait une fortune. Se préoccupait-il des jeunes femmes ? Non, évidemment. Ces concours étaient une manne, et il avait besoin de beaucoup d’argent pour ses projets suivants9 ».

Et de s’interroger : « Le fond Monétaire International et la Banque Mondiale, qui ont suivi pendant des années la privatisation de l’économie russe savent-ils que la Pérestroïka a permis à une poignée de bandits de contrôler le trésor russe, créant ainsi ceux qui deviendront les oligarques qui permettront à la mafia de tirer profit des nouvelles activités canailles comme la prostitution ? S’ils l’ignoraient, c’est la démonstration de leur absolue incapacité de guider la transition historique d’une économie communiste vers un capitalisme globalisé10 ». A cela près qu’en l’absence de système légal établi à l’époque (ce n’était déjà plus le cas au tournant des années quatre-vingt-dix en Russie), le terme de « bandit », sur ces territoires, ne s’applique pas.

A la lumière de ce qui précède, il faut constater que plusieurs gouvernements européens à tout le moins savaient. Et ils ont laissé faire : « L'aveuglement volontaire existe lorsque l'individu décide de se fermer délibérément les yeux sur un ou plusieurs éléments de l’infraction (l'actus reus) tout en se doutant de leur existence... L'accusé a délibérément préféré rester dans l'ignorance des faits alors que des moyens d'acquérir cette connaissance étaient disponibles...». Dans un système organisé comme nos démocraties, « l'aveuglement volontaire équivaut presque à la connaissance réelle. La personne a eu des soupçons, a réalisé la probabilité de l'existence d'un fait ou d'une circonstance, mais a préféré ne pas obtenir une confirmation pour pouvoir, par la suite nier la connaissance11 ».

Et l’auteur de L’Economie Canaille de poursuivre : « L’économie canaille est un phénomène récurrent dans l’histoire, souvent lié à d’importantes transformations imprévues de la société. C’est précisément au cours de pareilles mutations radicales que les politiques tendent à perdre le contrôle de l’économie. Et cette dernière devient une sorte d’entité autonome, un instrument de bandits entre les mains de nouveaux acteurs (…) sauvage, caractérisée par la violence et l’anarchie, dans laquelle malgré tout, on arrive à produire d’imposantes fortunes économiques12 … A ce moment, l’économie cesse d’être au service de la politique pour servir l’intérêt des citoyens, et devient une canaille, exclusivement orientée vers le profit facile, au détriment des consommateurs13 », au détriment de l’ensemble des citoyens.

Aveuglement volontaire : les citoyens qui, de plus en plus nombreux, un peu partout descendent dans les rues en Europe auraient-ils fini par s’en apercevoir ?

1 « Dumping social ; Le Parquet Fédéral enquête sur les pratiques d’éventuelles organisations criminelles en Belgique », La Libre Belgique, 08/05/17.
2 « Dumping Social : le patron d’un transporteur belge sous les verrous », Le Point, 9/5/17.
3 « 20 vrachtwagens in beslag genomen bij Plantefeve », Het Laatste Nieuws, 28 mars 2017.
4 AITALA Rosario, « Pristina, nuova capitale delle mafie », in Kosovo, lo stato delle mafie, Limes n° 6, Rome, 2006, p. 58.
5 SARTORI Paolo, « Passano per i Balkani le vie della disperazione », Il mondo in casa, Limes, n° 4, Roma, 2007, p. 196.
6 A peine 9000 en 1990, les roumains en Italie étaient près d’un million en 2008 (ce nombre, depuis lors, n’a plus beaucoup changé).
7 En 2009, le Ministère roumain de la Justice déclarait que 40% des mandats d’arrêts internationaux qu’il émettait concernait des roumains présents sur le territoire italien. En 2017, la présence roumaine dans les prisons italiennes était de plus de 13%.
8 Certains États, parmi lesquels la Belgique, ont maintenu pendant quelques années des restrictions pour l’accès au travail des ressortissants bulgares et roumains.
9 Napoleoni Loretta, Economia canaglia, Il Saggiatore, Milano, 2008, p. 32.
10 Ibid., p. 33.
11 Cote Harper G., Manganas A.D., Turgeon J., Droit Pénal Canadien, éd. Yvon Blais inc., 1989, p. 268-273 passim.
12 Ibid., p. 13.
13 Ibid., p. 19-20.