Si on nettoyait les portes de la perception, chaque chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est–infinie.

(William Blake)

Perrotin Paris a le plaisir de présenter The sun splitting stones, la septième exposition personnelle de Bharti Kher à la galerie. Depuis plus de vingt ans, l’artiste développe une pratique singulière qui mêle sculpture, installation et peinture, nourrie par une réflexion sur le corps, la mémoire et les mythes. Après une longue période consacrée principalement à la sculpture, elle revient aujourd’hui à la peinture, retrouvant un médium à la fois intime et puissant, dont elle explore les dimensions symboliques et spirituelles. Ces dernières années, Bharti Kher a bénéficié d’expositions majeures, notamment avec Public Art Fund (New York), au Yorkshire Sculpture Park (UK) et actuellement, au Thorvaldsens Museum (Copenhague) et à la Hayward Gallery (Londres).

Sous un dessin de son carnet de croquis, Bharti Kher a écrit avec énergie: « vous croyez me connaître, mais pas du tout». Tout comme les femmes et déesses hybrides qu’elle représente, l’artiste est une métamorphe. Elle renonce aux certitudes, recherche sans cesse des formes de compréhension nouvelles par le biais d’une pratique non linéaire et sinueuse. On perçoit une fébrilité, un refus d’être étiquetée ou définie de manière restrictive. Pendant plus de vingt ans, Bharti Kher a étiré le potentiel de multiples matériaux dans sa sculpture, en passant du figuratif à l’abstrait, du minimalisme au maximalisme. Au cours de cette période, elle a mis au point un langage visuel sophistiqué et très singulier dans ses œuvres composées de bindis.

La plasticienne parle souvent de sa nature contradictoire. Une autre note, dans une liste portant le titre Puis-je imaginer un manifeste (Can I think of a manifesto), déclare: «N’ayons aucun sens. Générons confusion et conviction à parts égales». Son récent tournant vers la peinture peut d’abord sembler être une anomalie, mais marque en réalité un retour à cette technique après une pause de deux décennies. Formée à la peinture au Royaume-Uni, Bharti Kher produisait de très grandes toiles avant de s’installer à Delhi à 20 ans. En Inde, l’artiste s’est détachée de la peinture et s’est aperçue que la sculpture offrait une manière plus directe d’entrer ouvertement en lien avec le côté physique de son nouvel environnement, grâce à des objets trouvés qui en contenaient des récits. Depuis 2000, l’artiste portait la peinture en elle, en dormance.

Après la pandémie de Covid, Bharti Kher a connu une phase plutôt sombre. C’est la peinture, profondément ancrée dans sa mémoire musculaire, qui lui a offert une voie pour sortir du malaise. C’est ainsi qu’elle décrit son expérience: «la peinture m’a rappelée à elle. Dans mes rêves, surtout, et les jours où je restais au lit». Proposant un contrepoint au travail lourd et collaboratif de la sculpture, la nature intime et solitaire de la peinture a été réparatrice. Cette expérience fait écho à une méthode charnière dans sa pratique: casser les choses pour mieux les connaître, un processus qui selon elle vise «à confronter la peur, à apprivoiser l’inconnu et peut-être à percevoir la fragilité comme une manière d’avancer».

À ce jour, cette exposition est la plus importante pour les peintures que l’artiste a produites depuis ce tournant ; elles sont présentées aux côtés d’un groupe de sculptures avec lequel elles ont un lien fondamental et résonnent aux niveaux formel et conceptuel. Sur deux ou trois dimensions, la plasticienne explore plusieurs manifestations de la présence et de l’absence, le cadre de la connexion entre l’existence interne et externe du corps. Des symboles, des codes et des énergies s’infiltrent d’un médium à l’autre, jusqu’à ce que tous semblent indissociables, comme les deux faces d’une même pièce. Comme des cryptogrammes ou des portails, ces sculptures sont un pont vers les peintures, imaginant l’espace en elles et autour d’elles.

Le format rond de plusieurs toiles rappelle en miroir la forme circulaire des œuvres de Bharti Kher intitulées Virus et ses bindis, à travers la symbolique du troisième œil, tourné vers le monde intérieur pour offrir une vision allant au-delà de la vie physique. Cela suggère aussi la vision au microscope: proposant des niveaux à la fois micro et macro, ces toiles peuvent se lire tant comme des cellules que comme des galaxies. Quelle que soit la focale, ces œuvres élargissent la recherche par Bharti Kher de nouvelles manières d’atteindre la mimésis, qu’elle décrit comme une synergie entre la réalité externe et nos forces intérieures vitales. Le titre de l’exposition, The sun splitting stones, évoque la puissance et le potentiel de ce que l’on ressent sans le voir, la capacité d’un sentiment ou d’une sensation à avoir un impact matériel même sur une matière qui semble impénétrable.

L’exploration de l’espace à laquelle se livre l’artiste dans les Weather paintings pousse cette méditation jusqu’à la relation entre le tangible et l’intangible, en lien avec ses croyances animistes selon lesquelles les objets ne sont pas inertes mais possèdent une essence spirituelle, une énergie qui les relie les uns aux autres et à nous. Les sculptures sont l’incarnation physique de ce concept, tandis que les peintures visualisent la manière dont est activé l’espace entre des entités physiques, représentant des pulsions immatérielles toujours en mouvement. Cela se ressent très fortement dans la relation puissante entre East of the sun and west of the moon et Weather painting: the sun splitting stones. Dans ces deux œuvres, une forte verticalité sert d’ancrage, tandis qu’une forme horizontale équilibrée apporte une notion de précarité à la fois physique et émotionnelle, qui examine l’espace liminal entre l’ordre et le chaos. Le jeu des couleurs est aussi essentiel que les relations formelles. Comme dans toutes les sculptures en équilibre de Bharti Kher, où certains objets semblent flotter tandis que d’autres ont une base et jouent un rôle d’ancrage, les peintures elles aussi trouvent leur harmonie. Pourtant, l’effet produit n’est jamais figé. S’élevant d’un sol sombre et terreux, les formes colorées très vives de The sun splitting stones planent et vibrent, tandis que de larges coups de pinceaux arqués dirigent le mouvement. Certaines formes coulent et débordent avec une brutalité toute corporelle, d’autres sont légères et éthérées.

A frailty of heart marque une exploration précoce de l’assemblage et de l’équilibre qui réunit les caractéristiques de texture et de volume d’objets disparates. Elle met aussi en lumière le potentiel d’un élément ou d’une ligne à créer de la tension ou du contraste, que ce soit dans une peinture ou dans une sculpture. L’utilisation par Bharti Kher d’un soutien-gorge recouvert de résine, brillant et friable, porte une symbolique forte relative au corps féminin et à sa fétichisation.

Les Weather Paintings mettent au jour les profondeurs de notre terrain émotionnel et spirituel. Ce sont des paysages internes de fluidité et de transformation qui évoquent notre pluralité, notre potentiel à être changeants et imprévisibles, à être plusieurs choses et dans plusieurs états à la fois. La diversité de timbre émotionnel et de ton est palpable à mesure que la plasticienne traverse les quatre éléments : terre, air, feu et eau. Weather painting: mother's fury est brute et tumultueuse, son rouge intense signalant le danger est traversé par une forme énergique semblable à un éclair. L’œuvre incarne l’esprit tantrique de la sculpture iconique de Bharti Kher intitulée And all the while the benevolent slept, qui représente la féroce guerrière Kali, associée aux cycles de la destruction et de la création. Qu’il s’agisse du feu ou de l’eau, la fluidité et le mouvement des liquides passant à travers des membranes jouent aussi un rôle important dans cette série. Weather painting: blood in deep waters évoque le fait qu’en eaux profondes, le sang semble vert plutôt que rouge. En explorant la transformation et la perception, cette œuvre mouvante évoque aussi un corps à la dérive, porté par l’eau et y répandant son sang. De manière caractéristique, Bharti Kher présente l’image d’un corps qui n’a pas été nettoyé, dans toute la réalité de ses fluides et de ses sécrétions. Dans cette toile, aux côtés de formes qui ressemblent à des organes et à des voies organiques, on trouve un large triangle inversé, une forme qui évoque la vulve mais aussi le symbole alchimique de l’eau.

Le langage visuel codifié de Bharti Kher rappelle celui de Hilma af Klint et d’Ithell Colquhoun, deux artistes féminines prophétiques qui ont partagé leur passion pour la magie et l’alchimie. Les formes et les symboles qui se répètent dans ces nouvelles toiles trouvent un écho dans la pratique globale de l’artiste, s’inspirant de la géométrie sacrée et d’un symbolisme ancien, comme le cercle représentant le cosmos, le royaume divin, la forme en spirale de Kundalini, la complétude éternelle de l’ouroboros et les chakras. Les formes sphériques créent des nœuds d’énergie qui pourraient être des cellules, des œufs pleins de vie, ou bien même le monde sous forme de microcosme. Ces formes trouvent des parallèles directs à la fois formels et symboliques dans les sculptures présentées : le renflement prometteur du ventre de femme enceinte dans Stone, paper, scissors, la sphère de The alchemist, le quartz vert de East of the sun and west of the moon. Provenant de Jaipur, les pierres que Bharti Kher utilise dans ses sculptures ne sont pas seulement de magnifiques objets anciens – elles représentent aussi l’énergie de la terre, la mémoire du feu et du magma qui connotent le passage ultime d’un état à l’autre.

Dans Weather painting: the hunger, une accumulation de triangles entremêlés, de couleurs vives, crée un point focal tout aussi intense qui convoque l’idée des yantras, utilisés dans la tradition tantrique comme instruments de méditation et de visualisation à travers lesquels s’effectue la connexion aux énergies cosmiques et divines. Des ensembles de bindis très colorés, placés sur la colonne de East of the sun and west of the moon, distillent une énergie semblable. Des triangles sont présents dans la majorité du nouvel ensemble de toiles de l’artiste. En pointant vers le haut, ils peuvent représenter le masculin (Shiva), et en pointant vers le bas, le féminin (Shakti), leur combinaison représentant la fusion de ces forces, une intersection souvent explorée par l’artiste. Dans le symbolisme alchimique, ils représentent également le feu et l’eau.

Envisageant la sculpture de manière organique, Bharti Kher travaille de même sur plusieurs toiles à la fois, ce qui lui permet de passer de l’une à l’autre et de favoriser au fil du temps le développement de conversations symbiotiques. Son besoin de changer de perspective et de faire intervenir le mouvement de son corps entrent aussi en jeu. Souvent, elle place la structure ou la toile à plat sur le sol, ou la tourne de manière à ce que le mouvement de la peinture semble défier la gravité et que des coulures se produisent vers le haut, ce qui crée une impression déconcertante d’espace en mouvement, comme dans Void of order et Intricacies of ecosystems. Tout comme elle contraint ses matériaux à se comporter d’une façon qui ne leur est pas naturelle, elle applique aussi son toucher alchimique à la peinture. Les épaisses planches en teck possèdent une qualité sculpturale intrinsèque, soulignée par la manière dont l’impasto nappe la surface, comme une peau.

La couleur joue un rôle crucial d’unification dans la pratique de l’artiste, réunissant dessin, peinture et sculpture. Sa palette est large, joue la séduction, et elle est très reconnaissable. Sa richesse se retrouve dans tous les médiums, dans les saris qu’elle utilise, les bindis teints à la main ou la cire des œuvres Intermediaries et Stone, paper, scissors. Dans les Weather paintings, la couleur donne le ton émotionnel et l’énergie de l’œuvre, dans une gamme qui passe de l’intensité fougueuse de Mother’s fury à l’ambiance sombre et mélancolique de Void of order.

Dans les Weather paintings, on sent une alchimie dans la manipulation de la couleurs qui n’est pas toujours confortable. La création délibérée d’un malaise et d’une difficulté est en effet caractéristique du travail de l’artiste. Les œuvres rondes en particulier ont un pouvoir qui réside dans leurs bases sombres, créant un espace démesuré qui suggère l’existence d’autres plans et dimensions.

Tout le concept de cette exposition tourne autour de The alchemist. Sculpture considérée par Bharti Kher comme une forme d’autoportrait, elle symbolise la magie et la transformation, transmet et reçoit l’énergie. The alchemist est la trame qui unit tous les fils secrets serpentant d’une œuvre à l’autre. Agile, chamanique et animée des qualités de l’animal dont elle porte la peau, elle envoûte, captive et chante toute son expérience.

(Extrait d'un texte de Sarah Coulson, Senior Curator, Yorkshire Sculpture Park)