La galerie Perrotin est heureuse de présenter Emptinesses, la quatrième exposition personnelle de Chiho Aoshima avec la galerie. Dans cette nouvelle exposition, Chiho Aoshima développe un univers mêlant références japonaises traditionnelles, souvenirs de mangas, science-fiction, amour de la nature et représentations féminines quelque peu ambiguës... Oscillant entre romantisme et projections futuristes, les frontières entre le réel et le fantasme sont ici loin d’être clairement définies...

Par des céramiques, aquarelles ou acryliques sur toiles, l’artiste, née en 1974 à Tokyo, poursuit un cycle qu’elle ancre, à présent, principalement sur les figures féminines, ayant délaissé zombies et têtes de mort. L’un des tableaux de l’exposition, Act with Caution on a Full Moon Day!, 2024, montre ainsi un paysage montagneux et verdoyant, se muant en un visage à la longue chevelure et conviant des notions d’animisme.

Quant au second plan, un personnage nu et sexy y joue avec des lapins, tout en tentant de domestiquer sa longue crinière... sorte d’Ophélia 2.0, en référence au tableau du préraphaélite John Everett Millais. Ce lien peut aisément être noué avec l’œuvre de Chiho Aoshima, qui admire Odilon Redon, contemporain français du peintre britannique et auteur d’un romantisme noir flirtant avec l’étrangeté et l’au-delà.

J’étais très jeune lorsque j’ai ressenti une grande émotion en feuilletant pour la première fois les livres d’art de Redon, mais il demeure encore aujourd’hui mon artiste préféré, précise-t-elle. J’aime sa vision du monde, ses couleurs exquises, ses yeux tristes et qu’il exprime ce qui n’est pas visible à l’œil nu...

(Chiho Aoshima)

Ce tableau peut aussi être lu comme figurant plusieurs générations - la jeune fille et la dame mûre avec ses doigts recroquevillés - et si l’on continue à se plonger dans l’histoire de l’art, évoquer une version contemporaine et très personnelle des Trois Âges de la Femme, de Gustav Klimt (1905). Ou bien se révéler une allégorie de la sorcière tentatrice, face à une candide ingénue... Alors nous vient en tête cet enivrant morceau de La Jeune fille et la mort, quatuor de Franz Schubert, créé en 1824 et notamment repris dans le film Portrait de Femme, réalisé par Jane Campion en 1996.

Représenter ces multiples figures de filles et de femmes s’avère un moyen pour Chiho Aoshima d’exprimer ses propres émotions, mais non de s’inscrire dans une démarche engagée sur la cause. Elle la développe de plus en plus par le médium de la céramique, donnant à voir de petits personnages, situés entre la fée et la geisha, ou de plus mystérieuses apparitions, remémorant la religion shintoïste, toujours dans un lien très sensualité aux éléments naturels. Parmi les influences culturelles du Japon qui ont pu la marquer, les noms de Utagawa Kuniyoshi ou Tsukioka Yoshitoshi ont souvent été cités. On a aussi rappelé son intérêt pour les antiquités, les cimetières ou les ruines, dans lesquels elle voit une dimension mystique, mais également une projection spatiale quasiment d’un troisième type.

Ainsi, dans un texte signé de Katy Siegel, elle précisait que les ruines d’Angkor lui avaient donné l’impression de «pénétrer dans une autre dimension». Celle que l’on imagine animée par des résurgences de films catastrophes, des mangas relatant des projections post-apocalyptiques ou le danger de désastres écologiques imminents. Un sujet abordé là-encore avec retenu par l’artiste, ne prenant pas une part active au débat environnemental, tout en témoignant de son rapport intime et personnel au cosmos.

Lorsque j’ai déménagé de Tokyo à Kyoto, j’ai été émue par le fait que nous pouvions voir le ciel grand ouvert... Ici, je peux admirer les montagnes à proximité et j’observe que, chaque jour, cette vue est conditionnée par l’absence ou la présence de nuages. Mais il me semble qu’il y a dû y avoir des paysages et des ciels plus beaux par le passé...

(Chiho Aoshima)

Elle laisse transparaître une nostalgie dans laquelle elle ne s’enlise jamais, mais qui confère une poésie hors-temps à ses œuvres. Dernièrement la céramique, qu’elle réalise directement dans son atelier ou à Shigaraki pour les plus grandes pièces, y a pris une place grandissante. Comme aux débuts de sa carrière, le thème général en est la coexistence de l’homme et de la nature. Rompant la hiérarchie de plus en plus amoindrie entre l’art et l’artisanat, la plasticienne n’hésite pas à développer son propos dans la production de vases. Elle y dispose des fleurs lumineuses, tout autant que des mauvaises herbes ou des fleurs séchées. « Le moment où mon travail et mes plantes fusionnent me rend heureuse», dit-elle encore, apportant une émotivité, voire un emballement sentimental à l’art ancestral de l’ikebana. La pratique assidue de la céramique conduit également Chiho Aoshima à davantage accepter les effets du hasard et à repenser la notion de l’expérience.

Dans ses œuvres sur papier ou sur toile, cette expérience se poursuit par cette connexion redoublée entre la figure et la nature, bousculant les sens de la gravité et de la lévitation. Les fleurs et leurs racines volent dans le ciel. Les rhizomes gagnent en liberté. Les touffes d’herbe sont habitées d’une joyeuse colonie de lutins, auréolée d’un ciel lumineux et du vol des libellules. Signes de bonne fortune, ces odonates pourraient, en parallèle, être assimilés à des drones et, discrètement, nous parler de surveillance... Les couleurs vibrantes et dégradées, loin du Superflat de ses débuts, entraînent le regardeur dans sa galaxie oscillant entre contes de fées et angoissantes projections... Comme un refus de la trivialité ordinaire ou ce qu’elle rappelle être en langue japonaise, le «Riajuu», ce sentiment d’épanouissement dans le monde réel, qu’elle n’a jamais pu totalement expérimenter.

Chiho Aoshima réfléchit beaucoup à ce temps qui évolue à un rythme effréné. Toujours par un style qui se murmure entre poésie, fausse naïveté, doux érotisme, dynamisme et mysticisme, elle s’interroge:

Je ne veux pas oublier le respect de la nature et de la vie, qui était cher aux gens du passé. Cependant, avec les progrès de la science et de la technologie, nombre de choses sont élucidées et c’est pourquoi j’aimerai connaître les merveilles de l’univers avant de mourir. Je voudrais aussi comprendre notamment, pourquoi, quand nous bavardons à propos de quelqu’un, existe une forte probabilité pour qu’il apparaisse ou nous appelle...

Le récit se révèle ainsi infini devant ces allégories féminines, à priori anodines et inoffensives...

(Text by Marie Maertens)