Ce dimanche 9 novembre 2025, je soulève le voile sur l’assassinat qui a secoué l’Italie, il y a cinquante ans.

La victime est originaire du Frioul. Puisque j’habite Marseille, son origine m’interpelle.

Le Frioul est cette île qui regarde à la fois le Vieux Port et ses nombreux bateaux indéfiniment collés à quai, de peur de perdre leur place, et le château d’If avec sa multitude de chinois qui ne décollent pas, et qui bombardent TikTok avec les photos de leurs smartphones qui ont oublié leur fonction première. À y regarder de plus près, je quitte Marseille. Je m’éloigne même du petit rocher perdu en Méditerranée. Que nos voisins transalpins nomment Isola di Montecristo [l'île de Montecristo]. Je m’enfonce dans la botte. Dans les terres. Je remonte. Bien au-delà de la Toscane. En fait, le Frioul de cette incroyable et énigmatique légende policière, n’est autre que l’endroit où la victime va emménager dès ses six ans. Elle passera de nombreux étés à Casarsa della Delizia, le village d'origine de sa mère. Dans un quartier populaire où sa maman est institutrice, pendant que son père purge sa peine en prison.

Tout d’abord déçu, je ne suis pas découragé pour autant. J’ai fait mes valises et suis parti bien au-dessus des plaines du Pô et de Bologne, le chef-lieu de la région d'Émilie-Romagne, où notre victime est née. Je voyage entre Venise et Trieste. Je rejoins les collines, les lacs et les montagnes du Frioul, tout contre la Vénétie-Julienne. C’est là que je m’installe pour traduire l’enquête de la romancière Angela De Napoli. Mais avant de visiter le Frioul, je dois me rendre près de Rome. Sur les plages du Lazio. Là où le drame s’est joué. Pour vous faire découvrir les premières phrases du roman, que je traduis aujourd’hui :

Ostie, le jour du bon Dieu. À quelques kilomètres de l’aéroport Léonard de Vinci. Le 2 novembre 1975.

Un appel de la brigade mobile réveille l’inspecteur et son acolyte, de garde au commissariat de Fiumicino. Il est près de cinq heures. Les carabinieri [carabiniers] lui racontent leur interception. Le débit est rapide. Les mots semblent confus. L’inspecteur n’arrive pas à s’extirper des bras de Morphée. Il note sur son calepin : vol de voiture. Alfa Romeo Giulia 2000 GT Veloce. Gris métallisé. Immatriculée ROMA K69996. Une dispute violente avec le propriétaire du véhicule. Laissé pour mort. On lui épelle son nom. Une personnalité connue du grand public.

Sur le siège arrière, les carabiniers ont trouvé un chandail vert, usé. Ainsi que la veste et le pull du suspect. Maculés de sang. Ah oui, aussi une semelle orthopédique pour un soulier de pointure quarante-et-un. Suite à l’interrogatoire musclé, l’inculpé est passé aux aveux :

Cet homme ? Un nouveau client. Je ne le connaissais pas. Il a voulu me violer. Alors, je me suis défendu.

Sur ordre du Procureur, l’inspecteur doit se rendre sur place. Immédiatement. C’est lui qui est chargé de l’enquête. Les deux policiers de Fiumicino, encore endormis, montent dans l’Alfa banalisée bleu nuit. Gyrophare et sirène plein pot. Au petit matin, ça décoiffe. Après avoir quitté le Grande Raccordo Anulare [Grand périphérique], ils débarquent au bout de la Via del Mare dans un sordide terrain vague. Un endroit sombre entre des bicoques aux toits de tôle. Juste derrière la plage qui sert de piste d’atterrissage aux hydravions.

L’équipe gare son véhicule à hauteur du numéro 93 de la Via dell' Idroscalo. Les faisceaux lumineux de leurs torches balaient les traces de roues creusées dans le sol sablonneux. Une voiture s’est frayée un chemin, écrasant au passage les mauvaises herbes et la broussaille.

Inspecteur, venez voir. Il y a une masse sombre. Derrière le talus. Là-bas, au fond. Dio mio [Mon Dieu]. Quelle sauvagerie ! On ne nous a pas menti. Il ne respire plus. Je ne sens pas le pouls. Son cœur ne bat plus. Vite, apportez-moi un drap. Dans le coffre de la Giulietta.

Un meurtre sordide. Commis à Ostie. La nuit de samedi à dimanche. Vers une heure trente. Pasolini, le célèbre cinéaste, est mort. Sauvagement assassiné. À coups de bâtons. Ses vêtements déchirés laissent transparaître de nombreux hématomes. Le visage est tuméfié. Ensanglanté. Méconnaissable. Le poète et réalisateur, pourtant connu pour être un dandy, beau et élégant, est à peine identifiable. On l’a tabassé. Puis écrasé. Ou l’inverse. Les marques de gomme qui ont noirci son thorax sont celles de l’Alfa du défunt. La voiture dans laquelle les gendarmes italiens ont intercepté le jeune délinquant de dix-sept ans. Qui roulait à contresens. À toute allure sur le Lungomare de Duilio à Lido di Ostia. Ce sont eux qui ont prévenu l’inspecteur. Le réveillant ce matin à cinq heures.

« Il y avait un autre véhicule. Avec trois passagers. Une cinquecento de couleur jaune. Immatriculée à Sienne » me dira le seul témoin, cinquante ans plus tard, en point d’orgue à mon enquête. Dans le secret de son appartement new-yorkais, Sacha, un immigré d’origine russe, m’avoue du bout des lèvres qu’on l’avait « prié » de quitter Rome pour les Etats-Unis. Il dut faire ses valises. Précipitamment. Aucune trace du témoignage ne figure au dossier. Et la Fiat 500 ? Évaporée.

Autre fait étrange : la police n’établit aucun périmètre de sécurité. Juste un linceul blanc, jeté pudiquement sur l’homme de cinquante-trois ans. Comme si on avait cherché à ce que le corps de Pasolini soit couvert d’une multitude d’empruntes digitales. On aurait voulu détruire des indices, qu’on ne se serait pas pris autrement.

Un peu plus tard dans la matinée, des centaines de curieux s’agglutinent autour du cadavre. C’est que les nouvelles vont vite dans ce quartier populaire de la banlieue côtière de Rome. Les médias se sont emparés de la nouvelle. Quelques heures après la découverte du corps, la presse sait que le jeune conducteur du bolide gris métallisé a avoué le meurtre. Giuseppe Pelosi, surnommé par les journaux Pino la rana [la grenouille] en raison de ses yeux gonflés et rougis par les larmes, n’a pas supporté les coups reçus pendant les interrogatoires durant sa garde à vue. Et il s’est mis à dos le plus teigneux des carabiniers :

Normal qu’on te tabasse, sale pédale. Eh les gars, mais regardez-moi cette lopette qui pleure sa madre [mère]. En plus d’être homosexuel, ce jeune con est prostitué.

Pelosi est d'abord accusé de vol de voiture et de conduite sans permis de conduire. Lors du premier interrogatoire, il avoue avoir volé la voiture près du cinéma Argo, dans le quartier de Tiburtino. Il est inquiet. Très nerveux. Il a peur que les carabiniers puissent découvrir à l'intérieur de l’Alfa, la bague qu'il a perdue. Une grosse chevalière avec l'inscription United States Army. Les gendarmes cherchent le bijou partout dans le véhicule, mais ne le voient pas.

La bague sera retrouvée par les deux policiers de Fiumicino, à côté du corps du cinéaste. Lorsque l’inspecteur rappelle la gendarmerie mobile pour l’informer de la découverte, Giuseppe subit un nouvel interrogatoire. Encore plus musclé. Il passe aux aveux complets. Pino est immédiatement transféré à la prison pour mineurs, la Casal del Marmoil. Là aussi, il aurait avoué à son compagnon de cellule, surnommé Johnny : « J'ai tué Pasolini ».

Dans le rapport manuscrit rédigé par les carabiniers, ceux qui l'ont arrêté ce soir-là, il est écrit que la bague perdue lui a été offerte par un certain Johnny le Gitan, surnom du criminel Giuseppe Mastini, auteur d'un autre crime commis à Rome, la même nuit. Il est interné, comme par hasard, dans la même prison pour mineurs que Giuseppe Pelosi. Et comme par hasard, dans la même cellule. Cela fait beaucoup tout de même pour un seul homme, non ?

Le mercredi 5 novembre 1975, après trois nuits passées avec son codétenu, Pino la rana est à nouveau interrogé. Il raconte comment Pasolini l’a dragué à la gare de Termini. Comment leur rencontre dégénère à l’Idroscalo. Une dispute éclate à cause d'une prestation sexuelle demandée par Pasolini. Que Pelosi ne veut pas lui donner. S’en suit une rixe féroce.

La rana affirme que l'écrivain l'a d'abord frappé avec un bâton. Qu'il s'est défendu en le cognant à son tour. Avec une planche en bois. Le panneau sur lequel étaient inscrits le nom de la Via dell' Idroscalo et le numéro 93. Ensuite, le laissant à terre, il s'est enfui avec la voiture. La mort de Pasolini aurait donc été involontaire. Elle aurait été causée par le fait que l'Alfa a écrasé le poète pendant que Pelosi s'enfuyait, lui broyant la poitrine et lui brisant le cœur. Pino prétend également qu'il n'y avait aucune autre personne sur les lieux du crime. Alors que les marques laissées sur le sable ne laissent planer aucun doute sur la présence d’un autre véhicule. Et l’inspecteur relève plusieurs empruntes de chaussures, dont une semelle de pointure quarante-et-un, alors que ni Pino ni Pier Paolo ne chaussent du quarante-et-un.

L’année suivante, en 1976, l’adolescent est condamné par le tribunal des enfants à neuf ans de prison ferme. Pour homicide volontaire. On lui attribue les coups mortels. Et aussi, d’avoir écrasé avec le véhicule le thorax du poète, en lui comprimant le cœur jusqu’à l’arrêt cardiaque.

Dans les années qui vont suivre, l’affaire est loin d’être élucidée. Tout d’abord, le mobile du jeune prostitué n’est pas clair. Ensuite, lors du jugement initial, le tribunal affirme que l’assassinat est commis avec « le concours d’inconnus ». Sans aucune explication, cette précision disparaît mystérieusement dans le compte rendu du procès en appel, huit mois plus tard. Elle ne réapparaît pas non plus dans le compte-rendu du jugement en cassation, en 1979.

L’enquête sur la mort de Pasolini a été bâclée. Faussée. Ce n’est pas le soir du meurtre que l’adolescent et Pier Paolo se sont rencontrés pour la première fois, à la gare de Roma Termini. Cela ne peut être, comme invoqué par le procureur, une relation tarifée qui a mal fini. Pino et le cinéaste se connaissaient depuis l’été. Voici trois mois qu’ils se fréquentaient régulièrement.

On traite Pasolini de pédophile car le poète aime les hommes jeunes. Très jeunes. À plusieurs reprises, on l’a accusé d’avoir des rapports avec des adolescents mineurs, spécialité pourtant reconnue et attribuée de nos jours à de trop nombreux prêtres. Poursuivi trente-trois fois pour des affaires de droit commun, pour production de contenus « obscènes » et outrages à la religion catholique, dont il est pourtant un fervent croyant, il a toujours été acquitté. Mais il gène. La droite puritaine. La gauche aussi : il dénonce ouvertement la corruption. Il se réclame antifasciste d’une part. De l’autre, il combat avec vigueur le droit à l’avortement. On le dit communiste. À sa façon. En fait, il en emmerde plus d’un.

Mi-octobre, l’écrivain se demande qui vient de lui voler trois bobines de son dernier film, dans son studio de montage à Rome ? La mafia ? Le Vatican ? Les services de renseignement américains ? L’extrême droite ? Ou son aile opposée, les brigades rouges ?

Que s’est-il passé exactement ? Pour le comprendre, je vous invite à lire le roman d’Angela De Napoli, Tutta la verità sulla vicenda di Pier Paolo Pasolini[Toute la vérité sur l’affaire Pier Paolo Pasolini], à paraître bientôt.