Quand j’étais jeune scout, on m’avait donné un nom de code : Isatisse, qui signifie « renard dans la nuit ». Je n’ai jamais compris pourquoi. La ruse n’a jamais été mon fort. Ma véritable spécialité, c’était allumer le feu.

Quand il fallait lancer un feu de camp, les chefs se tournaient toujours vers moi. Ma méthode était simple et efficace : un morceau de verre cassé, quelques branches bien sèches, un rayon de soleil bien placé… et voilà, le feu ! Puis, j’ai quitté ce terrain de jeu pour un tout autre champ de bataille : la finance.

D’un univers où l’on testait ses forces autour d’un feu de camp, je suis passée à un monde où l’enjeu était de gagner le maximum d’argent et de minimiser les risques. Dans ce milieu très masculin, parfois misogyne, j’étais souvent la seule femme autour de la table. Ici on m’appelle Dragon de feu. Par peur ? Par respect ? Je ne l’ai jamais vraiment su. Néanmoins, ce surnom me correspond mieux. Il reflète la passion que j’avais toujours eue pour le feu.

Cette fascination, je l’explique peut-être grâce à l’astrologie chinoise, qui repose sur cinq éléments : le feu, l’eau, la terre, le bois et le métal. Chacun a sa force et sa fragilité. Si vous maîtrisez ces interactions selon deux cycles, celui de la génération et celui du contrôle, alors la compréhension du monde n’aura presque plus de secret pour vous.
Le cycle de génération montre comment chaque élément nourrit le suivant. Le Bois nourrit le Feu. Le Feu, en brûlant, produit de la cendre qui enrichit la Terre. L’Eau nourrit le Bois, comme la pluie fait pousser les plantes.

Le cycle de contrôle est celui de l’équilibre. Chaque élément domine un autre pour éviter les excès. L’Eau éteint le Feu. Le Feu peut fondre le Métal. Le Métal peut couper le Bois. Ce cycle nous enseigne que l’harmonie naît de l’équilibre entre les contraires.
Cette philosophie des deux cycles a toujours guidé mes choix. Mon élément est l’Eau, le dominant du Feu. Il est fort, brûlant, parfois menaçant… mais face à l’Eau, le Feu cède. J’ai voulu observer la force du Feu, le comprendre, le dompter, pour que l’harmonie règne sur mon existence. Un appel à maîtriser mes émotions, mes ambitions et mes passions, à transformer le chaos en beauté.

Voici dix ans que j’ai décidé de consacrer ma vie à l’Art en devenant agente d’artistes, je me suis plongée dans l’étude des œuvres qui représentent le feu… ou qui le font naître. Attention, je ne suis pas pyromane. Le pyromane convoque le feu pour détruire, et sa destruction ne s’arrête pas aux biens matériels : parfois, elle consume aussi des vies humaines. Le feu, lui, n’a pas d’yeux, il ne choisit pas ce qu’il dévore. Ce qui m’attire, ce n’est pas sa fureur aveugle, mais la beauté qui naît de lui. Comme la porcelaine, fragile et éternelle, sortie des flammes.

C’est ainsi que j’ai rencontré l’univers exceptionnel d’Akira Inumaru, à la galerie Area Paris. Il venait décrocher les toiles qu’il avait exposées à la cathédrale de Rouen. J’avais le privilège incroyable de pouvoir m’approcher de ses œuvres de très près, sans leurs cadres protecteurs, et de les observer dans leur intimité. Une métaphore presque érotique me traversa l’esprit : toucher ces chefs d’œuvres, c’était comme déshabiller la mariée la nuit de noces.

Pourquoi parlé-je d’effeuillage intime ? Parce que chaque toile est composée de sept couches de papier précieux très fin, et chaque blessure de soleil dessine une forme unique sur la surface. Ce que l’on voit n’est pas une brûlure isolée, mais la somme de brûlures, donnant naissance à une fleur éphémère. Ces fleurs brûlées ne semblent pas en vouloir au soleil de les avoir consumées. Au contraire, elles éblouissent les yeux, comme éclabousse un soleil d’automne, déployant une beauté fragile et lumineuse. Dans chaque brûlure, je voyais à la fois la violence et le contrôle, la puissance du feu prête à tout détruire… mais encadrée par la main experte de l’artiste.

Chaque pétale semblait suspendu au bord de l’embrasement, en équilibre instable, fragile, mais parfait. Une nostalgie douce m’envahit : ce jeu avec le soleil me rappelait mes jeux d’enfants au scout. Mais ici, ce n’était plus un jeu : c’était une création artistique d’une précision extrême. Dans ma contemplation, je compris que l’artiste maîtrisait les éléments, et qu’à travers eux, il comprenait le monde. Akira Inumaru appelle sa technique la distillation solaire.

Le soleil distille autant les corps, les lignes et les formes que j’ai dessinés. En provoquant destruction et disparition, il y a création.

Ce processus demande une patience et une passion rares. Le temps que le soleil travaille la matière est aussi celui que l’artiste laisse à l’œuvre pour éclore, entre brûlure et lumière, surtout qu’Akira habite à Rouen, en Normandie, une région plus connue pour ses pluies infinies et son ciel gris qu’un soleil brûlant. Après mes recherches, il semble qu’Akira Inumaru soit le seul artiste au monde à utiliser cette technique.

Et vous ?
Aviez-vous déjà entendu parler de la distillation solaire, où le feu devient lumière et la brûlure, beauté ?