Qu’y a-t-il de plus universel que la peur de la mort ? Au-delà des époques, des nationalités et des croyances, existe-t-il une terreur plus partagée que celle de sa propre disparition ? Crainte partagée par tous les égos, elle va bien plus loin que l’animal instinct de survie. Le mégalo en chacun de nous fait le pari d’une vie de secours par l’existence prolongée de son nom. Certains font leur autoportrait, d’autres écrivent leur autobiographie, font construire un arc de triomphe, un tombeau monumental, un buste à leur effigie. Il convient à chacun de trouver le médium qui calmera un temps ses terreurs nocturnes.

En règle générale, la mégalomanie est proportionnelle à l’autorité du personnage. Toutankhamon ou Hadrien n’avaient tout de même pas la même valeur que le fantassin peuplant leur armée, pensaient-ils. Des constructions comme la pyramide de Khéops ou le Taj Mahal ont ainsi traversé les siècles, voire les millénaires, comme témoignage de l’existence de ces êtres d’exception.

La Chine est la dernière de ces grandes civilisations encore debout. Symbole de sa puissance, la Grande Muraille n’a, elle aussi, pas bougé. Tristement surnommée le « plus grand cimetière du monde » à cause du million de vies sacrifié à sa construction, la « nouvelle » merveille n’est toutefois pas un mausolée à la mémoire de ces ouvriers anonymes qui ne sont que les dommages collatéraux d’une politique défensive contre les peuples barbares de Mongolie. Le véritable tombeau du « père » de la Grande Muraille se trouve plus au Sud, à Xi’an. Là réside Qin Shi Huang, le premier empereur de Chine, et son armée.

Le prince Ying Zheng, héritier du royaume de Qin, monta sur le trône en 247 av. J.-C. Tout son règne sera dédié à l’unification de la Chine, mettant fin à la période des Royaumes Combattants. À la suite de ses conquêtes il impose une monnaie, écriture, mesures et langue communes et se donne lui-même le nom de Qin Shi Huang, « premier empereur ». Il entreprend des travaux de grande envergure, développant routes, canaux, et bien sûr la Grande Muraille, pour des raisons stratégiques dans son gigantesque chantier d’unification. C’est pourtant l’image d’un tyran implacable et sanguinaire qu’il laisse dans l’histoire chinoise, après notamment l’exécution de centaines d’intellectuels et un autodafé détruisant tous les livres de l’empire à l’exception de quelques ouvrages pratiques sur l’agriculture ou la divination. Les historiens n’auront que très peu d’amour pour lui après cela, et participeront à faire de son nom le synonyme du despote.

Souverain détesté de son peuple, il a souvent été la cible de tentatives d’assassinat. De là sans doute vient sa peur de la mort, et sa quête de l’immortalité. Qin Shi Huang s’entoure de devins et de magiciens devant l’aider à devenir immortel. Il dépense des ressources colossales, en richesses et en hommes, pour s’assurer la vie éternelle. Une flotte constituée de milliers d’enfants est envoyée à la recherche d’une île magique peuplée d’immortels ; une route de plusieurs kilomètres est construite reliant directement son palais à une montagne sacrée qu’une lecture des constellations révèle être céleste ; or, mercure et jade sont consommés régulièrement par l’empereur dans le but de remplacer peu à peu ses organes par ces matériaux précieux (ce qui ironiquement sera très probablement la cause de sa mort). Mais la plus grandiose de ses œuvres est la « solution de secours » au cas où ses spécialistes échoueraient à le rendre immortel : son mausolée, un véritable palais souterrain et peut-être le plus grand complexe funéraire au monde.

Sima Qian, grand historien du Ier siècle avant J.-C., rapporte dans ses Mémoires : « Dès le début de son règne, [il] avait fait creuser et arranger la montagne Li. Puis, quand il eut réuni dans ses mains tout l’empire, les travailleurs qui y furent envoyés furent au nombre de plus de sept cent mille ; on creusa le sol jusqu’à l’eau ; on y coula du bronze et on y amena le sarcophage. Des artisans reçurent l’ordre de fabriquer des arbalètes et des flèches automatiques ; si quelqu’un avait voulu faire un trou et s’introduire [dans la tombe], elles lui auraient soudain tiré dessus. On fit avec du mercure les cent cours d’eau, le Kiang, le Ho, et la vaste mer ; des machines le faisaient couler et se le transmettaient les unes aux autres. En haut étaient tous les signes du ciel ; en bas toute la disposition géographique. [Le fils de Qin Shi Huang] dit : Il ne faut pas que celles des femmes de l’empereur décédé qui n’ont pas eu de fils soient mises en liberté. Il ordonna que toutes le suivissent dans la mort. Quand le cercueil eut été descendu, quelqu’un dit que les ouvriers et les artisans qui avaient fabriqué les machines et caché les trésors savaient tout ce qui en était et que la grande valeur de ce qui avait été enfoui serait donc divulguée. Quand les funérailles furent terminées et qu’on eut dissimulé et bouché la voie centrale qui menait à la sépulture, on fit tomber la porte à l’entrée extérieure de cette voie et on enferma tous ceux qui avaient été employés comme ouvriers ou artisans à cacher [les trésors] ; ils ne purent pas ressortir. On planta des herbes et des plantes pour que [le tombeau] eût l’aspect d’une montagne. »

Constituée de 8000 statues de terre cuite, et probablement encore davantage enterrées, l’armée de l’empereur est organisée à l’image d’une vraie : soldats, archers, officiers, chevaux et chars de guerre, tous répartis en plusieurs tranchées. L’une de ces tranchées, vide, indique que l’ouvrage a été interrompu avant sa fin. Le chantier a pourtant duré plus de trois décennies, et commença probablement dès le couronnement du souverain, à sa majorité. Chaque soldat est de grandeur nature ou un peu plus (entre 1,75 et 2 mètres) et possède des traits distinctifs ; en effet, 8 différents moules ont été utilisés pour élaborer les têtes, mais les visages étaient ensuite détaillés davantage à l’aide de glaise. Le temps leur a donné à tous la même couleur brune, mais des fragments indiquent que les statues avaient été richement colorées. Le réalisme de cette armée est saisissant : Qin Shi Huang souhaitait en effet avoir avec lui une véritable défense contre les forces qui lui voudraient du mal après sa mort, et il croyait que ses soldats viendraient magiquement à la vie.

La nécropole a été découverte en 1974 par des paysans creusant un puits, bientôt relayés par des archéologues. Pourtant, bien que cela fasse plus de 40 ans, la tombe-même de l’empereur n’a pas encore été ouverte. Le directeur du musée a en effet jugé qu’il était plus sage d’attendre la technologie permettant de conserver l’état de la chambre intérieure ; toutefois, il est permis de penser aussi que le respect des Ancêtres, fondamental dans la culture chinoise, est un obstacle supplémentaire à ce délai. Et, pourquoi pas, la crainte de découvrir que le plus grand tyran de Chine a fini par obtenir l’immortalité qu’il désirait tant…

Une exposition sur les mystères de l’empereur Qin Shi Huang et sa fidèle armée de glaise est actuellement en cours au Musée national d’art d’Osaka, jusqu’au 2 octobre 2016.

Texte par Capucine Panissal