Le sujet, dans la peinture de Tursic & Mille, est un leurre à tous les sens du terme : il trompe et il appâte... Car le véritable sujet de leurs œuvres est la peinture, dans une tradition classique qui va de Picabia à Christopher Wool.1
(Éric Troncy)
La galerie Max Hetzler, Paris, est heureuse de présenter Lavis en rose, une exposition de Tursic & Mille, la sixième avec la galerie Max Hetzler et la première dans la galerie parisienne.
Avec un partenariat artistique qui s'étend sur plus de deux décennies, les peintres Tursic & Mille, mènent une réflexion profonde sur la peinture et sur la notion de représentation. À travers une pratique empirique d’une peinture ouverte à toutes les possibilités conceptuelles et matérielles, aux accidents constitutifs du médium, ils abordent la peinture, aussi bien en tant qu’objet que comme sujet. Réinventant sans cesse leur pratique, s’intéressant autant au concept, au process, à la matérialité de la peinture, qu’à l’utilisation de l’imagerie, ils développent une manière singulière de penser en peinture aujourd’hui.
Lavis en rose, commence donc, avec son titre, par une homophonie, un jeu de mot, un malentendu : Lavis / La vie. Ainsi, un cliché, une promesse du bonheur se transforme en simple procédé technique à dominance rose (rose étant l’anagramme d’Éros). Ce malentendu est peut-être aussi celui qu’ils traquent dans l’idée même de peinture figurative, avec l’éternelle conflictualité interne image/peinture.
Le Rose, ici, agit comme élément perturbateur, tel un filtre à double usage : physiquement, il ajoute une couche matérielle au tableau (le poussant parfois à la limite du monochrome), sémantiquement enfin, en instillant une distance, une sensation d’instabilité qui agit tel un voile qui simultanément perturbe tout en affirmant le caractère complexe de la perception et de la représentation. Lavis en rose est une traversée, aussi douce qu’incendiaire, d’un monde en tension.
L’exposition commence par un tableau programmatique. Un portrait d’une jeune femme, qui regarde ses doigts tachés de peinture rose. Mi-surprise, mi-dégoutée, elle semble se demander ce qu’elle va en faire, quoi en faire. « Ce tableau pourrait servir de portrait à n'importe quel peintre au travail, confronté à son démon, ces pigments dilués dans l'huile, incontrôlables, collés aux doigts, corps et âme, entêtants et rebelles aux coups de pinceau qui prétendent avoir tout pouvoir sur eux. Et pourtant, la peinture fait ce qu'elle veut : elle surgit de nulle part, gâchant l'image autant qu'elle la trace ».2
Dans la première salle, deux paysages se font face. Un paysage lointain, un ciel étoilé rose, l’infiniment grand, en vis-à-vis, un ciel plus proche, ciel traversé par des fusées, l’infiniment humain. Sur les murs latéraux, deux petits panneaux de bois peints, deux natures mortes où figurent des mégots de cigarettes.
Au centre de l’exposition, l’Hallali inversé, se déroule sur trois tableaux. Utilisant plusieurs sources iconographiques, différents imaginaires, différents styles de peinture, différentes temporalités, comme si la scène provenait d’un souvenir parsemé de confusion. Dans un sous-bois en proie à des flammes symboliques, des animaux, ensemble, cèdent à une fuite panique, face à une menace non identifiée, qui n’est plus localisée, mais qui infuse au-delà de la composition. En opposition à ce mouvement, statique, une femme peintre est assise devant son chevalet, palette à la main, pinceau suspendu. À côté d’elle, un homme en costume, cigarette à la main, observe nonchalamment, comme s’il assistait à une scène ordinaire. Tursic & Mille interrogent la nature anachronique du medium en opposant la frénésie et l’urgence au temps long de la peinture.
Paysage rose, un diptyque dans lequel une maison pavillonnaire est dévorée par des flammes qui s’élèvent dans un ciel rose délavé. Cette œuvre s’inscrit dans une série initiée en 2005, où le feu, omniprésent, devient une figure métaphysique : moins un évènement qu’un état latent, il habite le paysage et altère la lumière. Le lavis rose qui recouvre toute la surface adoucit et voile l’image, le rendant quasiment irréel et plus troublant. Le tableau est ici divisé en deux, scindant ainsi la temporalité interne de la composition en deux événements possibles.
Un portrait d’une jeune femme fixe le spectateur d’un regard vague, elle pose dans un canapé au milieu d’une clairière embrasée, habitant étrangement la composition. La forêt qui l’entoure est en flammes, pourtant, la scène reste étonnamment calme, tout est placé avec soin, comme dans un catalogue de décoration. Cette fusion de l’espace domestique à l'espace sauvage, cette uniformisation créée par le recouvrement d’une couche transparente rose, installe un trouble, une ambiguïté existentielle.
En parallèle, au 46 rue du Temple, est présenté une sélection de peintures sur papier issues de Papers 2018-2022, révélant l’aspect empirique de leur pratique. Ces œuvres accidentelles et inconscientes accumulées pendant plus de vingt ans donnent à voir le travail en train de se faire et créent in fine des peintures abstraites involontaires, des matérialisations de la pratique même de la peinture, un émerveillement constant et brut de la couleur. Les pigments dilués dans l'huile, incontrôlable. Et pourtant, la peinture fait ce qu'elle veut.
Notes
1 P.R. Éric Troncy - Tursic & Mille - Tenderness / Consortium Museum.
2 Judicaël Lavrador / Libération 15/03/2022.