« Je veux simplement organiser et rendre évident en l’amenant à la lumière un monde cohérent, sensible, reflet et écran des richesses qui me parviennent à travers le "prisme" de mes sensations » écrivait Maurice Estève, que Ceysson & Bénétière met à l’honneur en ce mois de septembre. Cette exposition réunit un ensemble exceptionnel d’œuvres de toutes les périodes de sa vie, huiles, aquarelles et fusains, pour rendre compte d’un cheminement artistique d’une rare cohérence, à la fois fidèle à soi et sans cesse renouvelé.
Estève n’a jamais cessé de peindre contre les évidences de son époque. Indifférent aux écoles, réfractaire aux appartenances collectives, il s’est forgé un langage propre : une abstraction organique, libre et intuitive, née d’une vision intérieure patiemment cultivée. Loin de tout dogmatisme, sa peinture avance « à tâtons », dans un dialogue lent et exigeant avec la matière, où la couleur, la forme et la lumière émergent en un seul mouvement, sans esquisse, ni préméditation. Chaque toile est une aventure, une métamorphose : « Je ne me sers jamais d’esquisse, je peins directement sur la toile, sans dessin préalable. La couleur s’organise en même temps que les formes. »
De ses débuts figuratifs nourris de Cézanne, Fouquet, Courbet ou Corot, à la libération progressive de la forme et à la conquête de la couleur comme matière, chaque œuvre marque une étape dans cette quête d’un ordre intérieur, d’une « lumière offerte » à l’issue d’un combat intime. Les compositions tantôt abstraites, tantôt figuratives, figures humaines, paysages, natures mortes, réinventées à la mémoire, deviennent les motifs d’un monde réorganisé par le regard, où le dessin structure et la couleur fait respirer. Car, pour Estève, l’art n’est ni un exercice décoratif, ni une revendication spectaculaire, mais une forme de connaissance, de dévoilement : « Ce sont encore mes œuvres qui m’éclairent, qui donnent un sens, une vie, un poids, aux choses qui sans elles me demeureraient inconnues. » dit-il.
La diversité des médiums exposés rappelle à quel point le dessin et l’aquarelle sont pour Estève des lieux d’expérimentation à part entière, autonomes, et non pas de simples études préparatoires.
Le noir et blanc du fusain ou les transparences de l’aquarelle participent du même effort de saisie du réel transformé, du même souffle vital.
Estève disait qu’il ne cherchait pas à être « en accord avec les buts de la peinture contemporaine », mais à « se prouver capable de faire œuvre avec laquelle il pourrait vivre ». Peindre était, pour lui, une nécessité existentielle : un effort de lucidité, un travail de silence, une façon de « nier la nuit, nier la mort », comme il le confia après la disparition de son épouse Nelly.
Représentant majeur de la peinture française d’après-guerre, Estève s’est construit hors du bruit, loin des avant-gardes tapageuses, préférant la lente maturation au manifeste. Refusant l’audace pour elle-même, il ne croyait pas à la nouveauté comme valeur absolue mais à « la nuance d’une vision », surgie de l’alliance entre tradition et sensibilité singulière. Son œuvre, fondée sur l’observation patiente, sur le doute, sur la sensation vécue, continue aujourd’hui de toucher par son intensité lumineuse, sa musicalité secrète, et sa capacité à faire surgir, de la surface de la toile, un monde à la fois profond et familier.
Estève, silencieux et souverain, nous laisse une œuvre qui se tient, toute entière, dans cette tension féconde entre l’élan et la mesure, la couleur et la forme, la rigueur et la tendresse. Une œuvre qui, à rebours des catégories, affirme que l’art est d’abord affaire d’humanité.