Les Douches la Galerie a le plaisir de présenter sa nouvelle exposition collective, Dans ma cuisine, réalisée sous le commissariat d’Éric Rémy avec des œuvres de Patrick Bailly-Maître-Grand, Aurel Bauh, Valérie Belin, Anna & Bernhard Blume, Erwin Blumenfeld, Thomas Boivin, Roger Catherineau, Yvonne Chevalier, Stéphane Couturier, Denis Darzacq, Émeric Feher, Alain Fleischer, Henri Foucault, René-Jacques, Raymond Journeaux, Michel Journiac, André Kertész, François Kollar, Elizabeth Lennard, Daniel Masclet, André Papillon, Gaston Paris, Irving Penn, Bernard Plossu, August Sander, André Steiner, Patrick Tosani, Raoul Ubac, Romain Urhausen, Ghislaine Vappereau, Sabine Weiss et Willy Zielke.
Un cadrage serré sur deux clefs suspendues, un récipient, une éponge, quatre objets suspendus sur un mur blanc et quelques carreaux de céramique… Cette photographie de Daniel Masclet, datée de 1939, intrigue. Elle revendique doublement sa banalité par son sujet même et par le titre que son auteur lui a donné : Dans ma cuisine. Rien d’exotique, pas de promesse d’ailleurs, pas d’évènement ou d’instant décisif à capter. Daniel Masclet attire notre attention sur un recoin de son appartement, insignifiant en apparence, il nous demande de regarder autrement, de s’attarder à cet ordonnancement d’objet du quotidien sans valeur esthétique apparente. Cette photographie est le point de départ de notre exposition – qui reprend le même titre –, pour comprendre en quoi et comment la cuisine et l’art culinaire, avec ce qu’ils contiennent, sont devenus au fil des décennies un sujet d’intérêt pour les photographes.
La table servie1 (circa 1823-30), l’une des premières photographies dans l’histoire du médium, attribuée à Nicéphore Niépce (peut-être en collaboration avec Louis Daguerre), a pour sujet des bouteilles, un verre, une cuillère, un couteau, un morceau de pain le tout dressé sur une nappe blanche posée sur une table. Niépce adopte alors pour son sujet les codes de la nature morte, en vigueur dans la peinture, dans sa recherche de mise au point d’un nouveau procédé. Cette première tentative d’enregistrement du réel sera poursuivie par les photographes de la seconde moitié du XIXe siècle (Charles Aubry, Adophe Braun, Charles Carey, etc.). Ces photographes exerceront leur talent à travers des objets inanimés et dociles mais privilégiant plutôt les bouquets de fleurs, natures mortes aux crânes, lapins et faisans suspendus ou autres accumulations d’antiques et sculptures, restant ainsi dans les codes des beaux-arts.
Deux icônes de l’histoire de la photographie des années trente nous viennent rapidement à l’esprit lorsque l’on associe cuisine et photographie : la fourchette d’André Kertész (1928) et le poivron d’Edward Weston (1930). Ces deux images sont les héritières en même temps qu’un tournant dans l’art de la nature morte en photographie. Comme le soulignent Sylvie Aubenas et Dominique Versavel dans l‘ouvrage Objet dans l’objectif2, le XXe siècle, avec l’urinoir renversé ou le porte-bouteilles de Marcel Duchamp, « annonce les mutations du siècle nouveau : rejet des sujets conventionnels de l’art, lecture multiple de l’objet, place prépondérante de ce dernier dans le paysage visuel de l’entre-deux-guerres, renouvellement du langage artistique par l‘usage entre autres de la photographie. »
Les objets manufacturés liés à la cuisine (tasse, verre, carafe, assiette, ustensile de cuisine, moule…) sont produits en masse, envahissent le quotidien et s’imposent comme des sujets modernes pour les photographes. Pour des motivations diverses (commande publicitaire, œuvre personnelle, recherches, illustration…) les photographes font de la cuisine un laboratoire de recherche — la cuisine de la villa E 127 d’Eileen Gray revisitée par Stéphane Couturier —, une ressource de formes, d’objets, de matières, un territoire à explorer où chaque ustensile, chaque aliment stimulent l’appétit visuel et créatif du photographe, et défie son imagination (photogrammes de pâtes d’Henri Foucault, la poire-banane de Denis Darzacq). La cuisine est une caverne aux mille possibilités, une réserve de sujets d’étude : les verres et leur impossible transparence (Willy Zielke, Valérie Belin), les passoires et leurs ombres mystérieuses (Patrick Bailly-Maître-Grand), les couverts et leurs reflets énigmatiques (Maurice Tabard, Alain Fleischer, Patrick Tosani), la vaisselle et ses motifs géométriques (François Kollar, Gaston Paris), les moules aux formes poétiques (Elizabeth Lennard, Sabine Weiss).
Autant d’objets qui se révèlent autrement en argentique. Dans les années cinquante, Daniel Masclet critique et théoricien de la photographie, semble faire un clin d’œil à l’histoire du médium avec sa table dressée, nature morte évocatrice de celle de l’inventeur de la photographie citée précédemment. Roger Catherineau, lui, transforme des pommes de terre germées en insecte monstrueux et Raymond Journeaux crée des formes géométriques à partir d’œufs.
(Texte de Eric Rémy, commissaire d’exposition)
Notes
1 Réalisée sans doute selon le procédé du physautotype, fixée et conservée mais dont l’original a disparu.
2 Objet dans l’objectif de Nadar à Doisneau, Sylvie Aubenas et Dominique Versavel, BNF, 2005, p. 16.