Dix ans après avoir posé ses valises dans le quartier chinois de La Havane, Galleria Continua célèbre une aventure unique sur l’île avec The Ability to Dream (La Capacidad de Soñar), une exposition collective ambitieuse rassemblant 40 artistes cubains. Plus qu’un simple anniversaire, cet événement s’impose comme un manifeste artistique et culturel, illustrant une décennie d’échanges, de créations in situ et de dialogues nourris entre Cuba et le monde.
A cette occasion, la galerie déploie une programmation dans divers lieux emblématiques de la capitale cubaine, mêlant performances, conférences, rencontres et installations urbaines. Un programme à l’image de la ligne de Galleria Continua : transversale, inclusive, et profondément engagée dans une vision élargie de l’art contemporain, loin des circuits traditionnels du marché.
Une décennie de présence artistique engagée
Depuis son installation en 2015 dans l’ancien cinéma Águila de Oro, joyau Art déco au cœur du Barrio Chino, la galerie fondée en Italie par Lorenzo Fiaschi, Mario Cristiani et Maurizio Rigillo a toujours revendiqué une approche pionnière : créer des ponts entre les scènes artistiques locales et internationales, bien souvent en dehors des centres d’art établis. L’ouverture d’un espace permanent à La Havane — du jamais-vu pour une galerie d’art contemporain étrangère à l’époque — a marqué un tournant dans la perception de la scène cubaine, encore marginalisée sur les grands marchés.
Galleria Continua n’a pas seulement exposé des œuvres à Cuba : elle a investi la ville. On se souvient de Promenades à La Havane, série d’interventions de Daniel Buren sur les portes de la ville, ou encore de Giants, Alain, installation de JR recouvrant la façade de la galerie lors de la 13 e, Biennale de La Havane en 2019 ou encore de la performance de Michelangelo Pistoletto en 2014, qui traça son symbole du Troisième Paradis sur les eaux de La Havane, réconciliant nature et culture.
Une exposition miroir d’une scène cubaine plurielle
Avec The Ability to Dream, la galerie donne à voir un panorama généreux de la création cubaine contemporaine. Des artistes établis comme Carlos Garaicoa, Yoan Capote ou Flavio Garciandía côtoient de jeunes figures émergentes comme Laura Carralero, Jenny Feal ou José Mesías.
L’exposition se veut aussi une réflexion sur l’acte même de rêver, en contexte cubain. Que signifie rêver à La Havane aujourd’hui ? Comment les artistes composent-ils avec les contraintes économiques, les limitations de circulation ou les tensions politiques ? La scène cubaine est riche, inventive, mais elle est aussi sous tension. Certains artistes vivent encore sur l’île, d’autres ont fait le choix de l’exil. Tous, à leur manière, interrogent l’insularité, la mémoire, l’histoire et le futur.
Le marché de l’art latino-américain : entre vitalité et complexités
Cette célébration soulève aussi une question plus large : celle de la place de l’Amérique latine sur la scène mondiale de l’art contemporain. Si l’on constate un intérêt croissant des grandes institutions pour les artistes latino-américains, qu’en est-il du soutien à la structuration du marché local ? Les galeries étrangères comme Continua jouent-elles un rôle de catalyseur ou risquent-elles, à l’inverse, de centraliser la visibilité au détriment des initiatives autochtones ?
À Cuba, où les infrastructures culturelles restent largement publiques, la présence d’un acteur international comme Galleria Continua a permis de créer un espace d’expérimentation rarement accessible aux artistes, tout en renforçant leur exposition à l’international.
Galleria Continua, un modèle global (et hors-normes)
L’expérience cubaine s’inscrit dans une stratégie plus large menée par la galerie depuis ses débuts. Après avoir conquis des territoires peu investis par l’art contemporain – San Gimignano en Toscane, les faubourgs de Pékin, la campagne française de Boissy-le-Châtel ou encore le désert d’AlUla en Arabie Saoudite – Continua a façonné un modèle d’expansion culturel fondé sur l’implantation durable, la cohabitation avec le tissu local, et la volonté de faire émerger des récits pluriels.
Le 10e anniversaire de La Havane succède à celui de Pékin, célébré plus tôt cette année, et précède le 35 e anniversaire de l’espace historique de San Gimignano, prévu en septembre avec des expositions de Yoan Capote et Alicja Kwade. Une manière de réaffirmer que, pour Galleria Continua, l’art n’est pas un produit, mais une rencontre, un voyage, un espace de liberté.
Interview de Niurma Perez, Directrice de Galleria Continue/ La Havane
Qu’est-ce que l’exposition The Ability to Dream raconte de la scène artistique cubaine aujourd’hui ?
The Ability to Dream est l’exposition qui célèbre les dix ans de Galleria Continua à Cuba. Réunissant les œuvres de 40 artistes cubains, à la fois émergents et reconnus, elle témoigne d’une grande diversité de thèmes, de langages, de médiums et de formes d’expression, avec des œuvres réparties dans huit espaces d’exposition à travers la ville de La Havane.
La peinture occupe une place centrale dans le projet, avec des œuvres d’artistes majeurs tels qu’Eduardo Ponjuán, Rocío García, Flavio Garciandía, Ángel Ricardo Ríos, Raúl Cordero, Alejandro Campins, Yoan Capote, José Yaque, Michel Pérez Pollo, Yaima Carrazana, Luis López Chávez, Diana Fonseca, Laura Carralero — tous disséminés dans les différents lieux d’exposition.
Les installations, quant à elles, occupent des espaces de premier plan. Au sein de Galleria Continua / La Havane, dans le quartier chinois, nous présentons Cobija (Couverture) de René Francisco, une installation de près de cinq mètres de haut, surmontée d’une réplique de l’Alma Mater — statue emblématique de l’Université de La Havane — vêtue de sacs de sable et d’oreillers, créant une image imposante évoquant les zones de guerre ou de conflit. Une autre installation sonore, El derecho a la pereza (Le droit à la paresse) du collectif artistique Balada Tropical, est également présentée, à l’entrée et au deuxième étage. L’œuvre évoque des accès à des espaces souterrains, perturbant la fonction initiale de ces lieux par l’atmosphère qu’ils suggèrent.
À Habana Espacios Creativos, centre culturel d’art dans la Vieille Havane, une installation monumentale en ruban adhésif signée Osvaldo Gonzalez propose une expérience sensorielle saisissante, formant un parcours labyrinthique. À l’entrée de l’atelier de José Yaque, un autre espace d’exposition, on découvre une installation sonore et participative d’Orestes Hernández, en lien avec les rituels de la religion afro-cubaine : une constellation de grelots et de clochettes suspendus évoque des branches d’arbres, que le public peut activer pour produire des sons mystiques. On y trouve aussi Desgaste d’Elizabet Cerviño (avec documentation vidéo), et Memorándum d’Iván Capote.
Au Tribe Caribe, un boutique-hôtel situé dans le quartier de Cayo Hueso à Centro Habana, la galerie présente des photographies abordant des enjeux de genre, de société et d’anthropologie signées Susana Pilar, Alejandro González et Juan Carlos Alom, accompagnées de la vidéo Hotel Roma de Leandro Feal, qui documente la vie nocturne du bar Roma et capture l’esprit d’espoir qui régnait en 2016. D’autres œuvres abordent des questions sociales sous divers angles, comme Colinas de Celia y Yunior, fruit d’une recherche sur les changements idéologiques dans l’enseignement supérieur cubain ; ou les papiers découpés à la main d’Alex et Ariamna Contino, retraçant les trajectoires de tempêtes et les itinéraires migratoires entre Cuba, l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord.
Abel Barroso aborde également ces migrations dans Travesía, une sculpture en bois. Carlos Garaicoa expose une série d’œuvres en ruban adhésif découpé à la main issues de sa série immeubles qui parlent, où les textes deviennent des commentaires sociaux.
Un lieu particulier est dédié à Artista x Artista, résidence artistique fondée par Carlos Garaicoa, qui présente ici un grand projet de Lázaro Saavedra, mêlant peintures et installation monumentale à l’encre sur carton et dessins muraux. On y trouve aussi des installations de Jenny Feal et des sculptures de Gabriel Cisneros, dont quatre autres pièces sont exposées en plein air au siège de l’UNESCO à La Havane.
L’exposition comprend également des vidéos, dont celles de Leandro Feal, La isla que soñó con ser continente de Reynier Leyva Novo, et Alter Ego de Carlos Martiel. Yornel Martinez a investi l’ancienne imprimerie du quartier chinois avec une intervention autour d’un projet éditorial expérimental. On trouve aussi une œuvre textile, Arrecife de acero (Récif d’acier) de Yanelis Mora.
Dans l’espace public, l’installation sonore Subway d’Arles del Rio, placée à proximité du Musée national des Beaux-Arts, utilise les conduits de la rue pour créer l’illusion d’un métro à La Havane. Le jour du vernissage, une action de Jose Mesias consistait à faire circuler dans les rues une voiture diffusant non pas des annonces culturelles, mais une bande sonore composée de chants d’oiseaux endémiques cubains, comme une trame sonore pour la ville. Enfin, Wilfredo Prieto a présenté Duelo de sombras (Duel d’ombres), une performance au Taller Chullima, où deux boxeurs s’affrontaient dans une chorégraphie lumineuse jouant sur les ombres. L’exposition rend également hommage à l’artiste cubain Joaquín Ferrer, né à Manzanillo en 1929, installé à Paris où il a vécu la majeure partie de sa vie et où il est décédé en 2022.
Comment avez-vous choisi les 40 artistes présentés dans cette exposition collective ?
Le point de départ a été d’inviter tous les artistes cubains avec lesquels nous avions collaboré à un moment donné au cours de cette décennie. En passant en revue tous les projets menés avec des artistes cubains, à Cuba comme à l’étranger, il s’est avéré qu’ils étaient au nombre de 40.
Quel rôle Galleria Continua joue-t-elle, selon vous, dans le développement de la scène contemporaine à Cuba depuis dix ans ?
Galleria Continua a sans aucun doute joué un rôle fondamental dans le développement de la scène contemporaine cubaine au cours des dix dernières années. Le choix d’investir l’ancien cinéma Águila de Oro pour en faire une galerie a offert au grand public de nouvelles expériences et une autre manière de se relier à l’art contemporain. La programmation a permis de présenter des projets ambitieux et poétiques d’artistes comme Daniel Buren, Michelangelo Pistoletto, Anish Kapoor, Pascale Marthine Tayou, Chen Zhen, Hans Op de Beeck, Zhanna Kadyrova, Jorge Macchi, JR, Julio Le Parc, entre autres.
La galerie a également donné une visibilité inestimable aux artistes cubains : à travers des expositions dans ses différents lieux, mais aussi au sein d’institutions culturelles internationales, ou encore via le soutien au livre Cuba Talks publié chez Rizzoli par Jérôme Sans et Laura Salas Redondo.
Par ailleurs, dès son ouverture, la galerie a développé un programme communautaire d’envergure en partenariat avec l’Ambassade du Troisième Paradis – projet de Michelangelo Pistoletto dirigé à Cuba par Laura Salas Redondo – qui lui a valu un grand respect dans le quartier chinois et au-delà. Des discussions avec des artistes, des ateliers pour enfants, des concerts ont rythmé la programmation. Même durant les années difficiles du COVID, la galerie est restée active et proche du public.
Quels sont les principaux défis pour une galerie internationale implantée à La Havane ?
Cuba traverse une crise économique importante, avec de nombreuses difficultés, ce qui rend tout projet complexe. Mais après dix ans, les réussites surpassent largement les obstacles rencontrés.
Le marché de l’art en Amérique latine est en pleine évolution : comment la scène cubaine s’y inscrit-elle ?
Même s’il n’existe pas à proprement parler de marché de l’art national à Cuba, l’art cubain a toujours suscité un fort intérêt chez les collectionneurs étrangers. De plus, les artistes cubains sont aujourd’hui dispersés à travers différents pays, tout en maintenant souvent un lien fort — affectif mais aussi professionnel — avec leur pays d’origine. Leur visibilité, depuis leurs différents contextes, contribue à inscrire la scène cubaine dans les mutations actuelles du marché.
Dix ans après son ouverture, quels sont les prochains projets et rêves de Galleria Continua à Cuba ?
L’exposition des dix ans est un momentum pour célébrer cette étape, mais chez Galleria Continua, chaque année est vécue comme un anniversaire. Chaque projet, chaque artiste, chaque atelier communautaire est abordé avec une passion totale. Les projets à venir à Cuba porteront toujours cette même énergie et cette capacité de rêver.