Face aux photographies d’Ana Bloom, on ne peut s’empêcher de penser à la dernière phrase des « Mots et des choses » dans laquelle Michel Foucault évoque le possible effacement de l’homme « comme à la limite de la mer un visage de sable ».

Car il est question de visages, d’immersion et de limites dans ces photographies réalisées au cours d’un voyage sur « la route des exils », ce qui répond à son désir d’engagement au sein de la société. L’art pour Ana Bloom procède en effet d’une réflexion sur l’état de la société et de l’histoire contemporaine.

Des visages donc, comme autant de « souffles » afin de retrouver la fonction mémorielle de la photographie. Des « portraits immergés » de personnes auxquelles Ana Bloom a demandé d’expirer l’air de leurs poumons sous l’eau, « offrant ainsi leur souffle à la mémoire d’un inconnu décédé ».

Le souffle comme résistance à l’oubli et à l’effacement.

Cette dimension symbolique confère aux photographies une charge émotionnelle très forte.

Le souffle pour ramener à la vie, pour faire revenir des profondeurs des visages engloutis… Mais des visages qui restent sur un seuil, à la limite entre présence et absence, visibilité et invisibilité, vie et mort.

Le traitement de l’image photographique par le processus de l’immersion entraine la destruction des traits du visage absorbés par l’élément de l’eau, tels ceux des migrants qui périssent en mer. Le regard par lequel s’exprime la singularité d’un visage se dérobe et entraine l’impossibilité de se saisir pleinement de la présence de l’autre qui constitue la particularité du portrait. Le travail complexe sur la couleur, sans retouches numériques, créé une profondeur dans l’image dans laquelle notre regard s’enfonce à la recherche d’une inaccessible altérité.

L’impossibilité de produire l’image d’un visage dans son intégrité, la désagrégation à l’œuvre, sont la traduction de la violence contenue dans l’histoire.

« Le visage d’autrui est sens à lui tout seul » dit Emmanuel Levinas.

Un « voyage de l’autre côté », du côté de ce qui a disparu, du côté de l’effacement des visages et, par la même, du sens absenté. Mais dans le même temps, un voyage entrepris par Ana Bloom pour le restituer au sein de l’image.

Les visages dans ses photographies sont la mémoire d’autres visages comme autant de présences-absences en attente de notre regard.

Biographie

Ana Bloom est artiste, photographe plasticienne et directrice artistique. Née en 1970 d’un père réfugié politique, lui même né dans une grande famille de l’Ukraine de la Grande Russie- lors d’un premier exil, il devient cubain, au deuxième il arrive aux Etats-Unis puis en France- et d’une mère française aux origines inconnues. Elevée dans un environnement cosmopolite et universaliste, elle expérimente depuis l’enfance divers modes d’expression artistique et la photographie. Diplômée en Histoire puis en Sciences et Techniques de la photographie et des arts-visuels, respectivement à Paris 7 et Paris 8. Depuis sa première exposition à la galerie Mourlot de New-York en 1994 ses recherches artistiques explorent les questions d’identité, le transgénérationnel, la relation de l’homme à la nature et à l’environnement, l’Histoire et les questions philosophiques et spirituelles liées à notre temps. Elle n’hésite pas, pour ce faire, à bousculer le « spectateur » avec des propositions visuelles défiant les règles communément admises d’une esthétique qui se voudrait avant tout - et parfois uniquement - séduisante.

Parallèlement elle crée les ateliers artistiques à vocation sociale en direction des publics « Frontières voisines, portraits croisés » utilisant l’image comme outil de fraternisation. Elle enseigne l’art en école d’art au niveau Master. Basée à Paris, travaille en France et dans le monde entier. Engagée depuis 2015 sur le chemin de « la route des Souffles, Breath project ».